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Trois Contre Le Monde Entier

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Trois Contre le Monde Entier
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Genre: nouvelle / drame / un peu d’humanitaire, un peu de politique, une romance M/M

 

Résumé: en mission humanitaire dans un pays dévasté par un séisme, Vincent est rattrapé par son passé. Une visite inattendue, des caméras : et s’il n’en fallait pas davantage pour qu’éclate à nouveau le scandale ? 

 

1.

 

La chaleur moite de midi se faisant suffocante. James avait accepté une mission d’urgence, après la découverte surprise d’un ancien puits, dans l’espoir de plonger sa tête dans un seau d’eau fraîche, mais la vue du ridicule filet d’eau qui serpentait tout au fond du trou avait anéanti tous ses espoirs. Il n’avait pas plu depuis un mois. Hervé, le villageois à la peau couleur caramel, aux grands yeux noisette et ricanement de hyène, qui le secondait dans la construction du muret de protection, avait compris sa déception, et l’avait rassuré :

« Le gros temps approche, my friend ! L’eau va monter, là-dedans !

Gro... what ? Qu’est-ce que c’est ?

– Big weather ! Very big ! You know : the rain ! Lot of rain ! avait expliqué Hervé. Mais pas besoin de plonger là-dedans, tu n’auras qu’à sortir sous l’averse ! »

L’enthousiasme démesuré d’Hervé et son accent français, à la limite du compréhensible, lui rendait le personnage déroutant, et à la fois positivement pittoresque. Ces gens avaient vécu le pire : la destruction de leur village, d’une partie de leur petit pays, la perte de pans entiers de leurs familles et amis, mais ils n’étaient ni les premiers à se plaindre, ni les derniers à se montrer optimistes.

Alors le pouce levé, l’Écossais avait acquiescé, rassuré par l’arrivée prochaine de la pluie.

À peine arrivé, deux mois plus tôt, il avait hésité à défaire son sac et à choisir un box inoccupé dans la bâtisse à cloisons amovibles et plafond bas, arrivée en kit par charter, qui servait de dortoir aux membres de l’ONG Builders Without Borders. Mais au contact de la population, il avait trouvé au fond de lui des ressources insoupçonnées. Il s’était à peu près habitué à la poussière, au manque d’air respirable, tout en se badigeonnant quotidiennement de crème solaire, et de baume anti-moustique. À mesure qu’il apprenait le français au contact des autochtones et celui de métropole grâce à quelques membres de l’ONG française Main-Forte, il était passé du blanc translucide d’Écosse au brun léger, en passant dès le lendemain de son débarquement par un inquiétant rouge cramoisi.

Un médecin without borders lui avait diagnostiqué une réaction allergique au soleil tropical, et prescrit un traitement qui lui avait sauvé la peau. Lui épargnant dans la foulée un pitoyable retour au pays.  

 

Le terrain environnant avait été contrôlé, sondé, à la recherche d’autres excavations naturelles cachées, ou bien d’autres puits comme celui-ci, oubliés depuis des générations, et dont les couvercles précaires avaient été fragilisés par le grand tremblement de terre de novembre 2022. Mais aucun effondrement ne semblait à craindre dans les proches environs. Les villageois avaient même commencé à travailler la terre pour y cultiver de quoi nourrir le personnel et les enfants de la future école.

James étala une couche de ciment à base d’argile, posa une nouvelle brique qu’il fit adhérer à ses voisines en tapant dessus du plat de sa main gantée.

Tandis le muret s’élevait lentement tout autour du trou, il constatait l’avancée des travaux du côté de Main-Forte. L’école avait été complètement rasée. Les neuf-dixième par le tremblement de terre, le dixième restant par les déblayeurs. À ce jour, les Français avaient creusé les fondations, et élevé une bonne partie des murs anti-sismiques. Toute la charpente était arrivée par camion les jours précédents, et attendait sous des bâches la grue prévue pour l’après-midi.

La cuisine et le réfectoire étaient déjà sortis de terre. Les salles de classe et les bureaux suivraient rapidement.

Les travailleurs prenaient leur pause déjeuner sur l’herbe drue, à l’ombre de trois grands arbres, entre lesquels avait été tendue une toile. Deux d’entre eux étaient allongés sous son ombre.

Un autre, une bouteille d’eau à la main, assis un peu à l’écart des autres contre un des arbres, observait le paysage proche derrière ses lunettes de soleil, du côté du champ, plus particulièrement du côté du puits.

Enfin c’est ce qu’il semblait à James.

« Hervé ?

– Oui, cher ami.

– Tu connais les frenchies de la MF, un peu ?

– Tout dépend de ce que tu veux savoir.

– Attends, ne regarde pas pour l’instant. Travaille, Hervé.

– Oui. Je travaille. Je travaille même trèèès bien.

– Parfaitement », admit James.

Hervé émit son petit rire de hyène, et s’impatienta très vite, d’une curiosité amusée :

« Qu’est-ce qu’il y a, alors ? 

– Tu regardes pas, d’accord ?

– Non. Je te regarde toi, c’est tout. Et le mur, aussi. Je travaille. Allons, dis-moi.

– Dans un moment, l’air de rien, tu fais semblant de t’étirer, par exemple. Et tu me dis si tu connais celui qui est assis sous l’arbre, brun, avec les lunettes noires, et un t-shirt gris sans... tu sais les...

– Sans manches, oui.

– Celui qui tient une bouteille d’eau. »

Hervé hocha la tête, tout en tapotant une brique comme l’écossais venait de le faire. De son côté, James étala une nouvelle couche de ciment, posa une brique dessus. Hervé continuait à travailler, et au bout d’un moment s’enquit :

« Je peux regarder, maintenant ?

– Oui. »

Hervé, mine de rien, sous sa casquette, se redressa pour faire claquer les jointures de ses coudes, puis reprit son travail. Dans un silence impressionnant.

« Hervé ?

– Oui ?

– Alors ?

– C’est un Français.

– OK... Mais encore ?

– Il s’appelle Vincent. Il est là depuis longtemps. Un des premiers, avec la Croix Rouge. Il est très travailleur. Au début il ne parlait pas beaucoup, mais avec le temps... il est très gentil. Les femmes de l’école l’apprécient beaucoup. Très prévenant, respectueux. Pourquoi il te regarde comme ça, tu lui as fait quelque chose, my friend ?

– Non, c’est... je crois que je l’ai déjà vu quelque part, avant d’arriver ici, mais je ne souviens pas où et quand. »

Il enleva un excès de ciment d’un coup de truelle, qu’il racla sur le dessus d’une brique. Puis fit rouler sa tête sur ses épaules et craquer ses cervicales. Dans la manœuvre, il crut accrocher le regard du Français, mais derrière ses lunettes noires... impossible d’en être certain.

Il avait menti, il ne l’avait jamais vu nulle part, si ce n’est à proximité du chantier de l’école, et certains soirs, quand les britanniques allaient fêter le « Bastille Day » avec les Français, regarder un match de rugby, ou quand les frenchies venaient boire un coup pour un mariage, un couronnement, ou la St Patrick.

 

La température devenant intenable, James et Hervé s’octroyèrent une pause méritée à l’arrivée de la distribution des boissons fraîches et des sandwiches.

Quand James jeta un nouveau coup d’œil du côté de l’école, les Français avaient repris le travail, et il aperçut le mystérieux Vincent s’éloigner avec un petit homme en uniforme, planchette à pince sous le bras, qui venait d’arriver dans l’ancienne cour de l’école à bord de sa camionnette de livraison.

 

 

2.

 

Le site internet de L’ONG la Main-Forte lui paraissait très complet. Il trouva deux Vincent dans le groupe envoyé sur place, dont un chauffeur de convoi, et un coordinateur assigné au nord du village, où se situait l’école, le champ, et son muret autour du puits. 

Vincent Lacaze. Né à Dijon, Côte d’Or, France. Photo à l’appui. Pas d’hésitation possible.

James glana quelques renseignements de base sur ses qualifications, ses missions précédentes. Le Français s’était apparemment engagé dans l’humanitaire sur le tard, en 2019. Entre son diplôme d’études secondaires (pas de précisions là-dessus), et sa récente vocation, c’était le flou artistique complet.

Pas de page perso, de blog, de compte, sur aucun réseau social. 

James fit défiler quantité de résultats incompréhensibles sur son écran, grâce au moteur de recherche qui plantait des arbres partout dans le monde. Il eut un peu plus de chance du côté des « images ». La photo du site apparaissait plusieurs fois sur les premières pages, parmi les visages de plusieurs homonymes et dérivés. Des Vincent Lacaze, ou Lacase, un Fabrice Lacasse, et bien d’autres. Une photographie du président français Pagès (quand il n’était encore qu’un candidat inexpérimenté) attira son attention. Le titre à rallonge du fichier image se terminait par « candidat%Pag%scollabLacaze_f%v2017.jpg »

Sans y croire, il cliqua sur la miniature, mais un message d’erreur s’afficha sur son écran. Le site n’existait plus. Il contempla la page un moment.

Le mystère s’épaississait en même temps que le gros temps approchant alourdissait l’atmosphère.

Il referma son pc portable dans un soupir, l’enferma dans son casier, et quitta le dortoir des BWB pour aller boire une citerne de flotte avant d’aller se coucher. Son cœur manqua un battement ou plutôt deux au moment où il dégringola le marche-pieds en bois, en direction de la cantine.

« Tu te renseignes sur moi ? »

Il fit volte-face :

« What ? Oh ! Vincent, am I right ? »

Bien que pris en faute, et hésitant sur la stratégie à adopter, il adressa un sourire avenant au Français :

« Ce n’est pas... comment... je n’ai pas de mauvaises pensées, c’est juste...

– Qu’est-ce que tu veux savoir ? »

Vincent, adossé à la cloison du dortoir, portait le même pantalon en toile que tout à l’heure, mais un t-shirt différent, noir, avec le sigle de la Main-Forte. Les manches retroussées de la même façon, mais pas de lunettes de soleil. Forcément, à cette heure. Il vit de plus près ses rides d’expression marquées, son regard franc et dur, que rien ne venait dissimuler. Il n’était pas du genre baraqué, mais il arborait des épaules solides, des bras veineux, une peau tannée par les longs mois de travail sous le tropique du Cancer.

Après ses autres missions humanitaires, sous celui du Capricorne et de l’équateur, songea James. Le frenchie avait vu pas mal de contrées dévastées, d’après sa mini-biographie sur www.ong/main-forte.org/

« Je me demandais... si ça te dirait, une bière ?

– C’est tout ?

– C’est tout.

– C’est pour ça que tu poses des questions à droite à gauche sur mon compte, depuis ce matin ?

– Pas plus que ça », se défendit James, un peu bêtement à son propre goût.

Il ne parvint pas à déchiffrer l’expression du Français. Son demi-sourire, son regard insistant. Il se foutait de lui, ou bien c’était autre chose. Cette autre chose qu’il avait tenté de découvrir en posant des questions « à droite à gauche », et en chopant une connexion internet... Tout ça pour découvrir qu’il y avait dans le passé de cet homme quantités de zones d’ombres. Simple déconnexion informatique, ou avait-il effacé ses traces ?  

« Viens.

– Où ça ? s’enquit-il.

– Suis-moi. »

James renversa sa tête en arrière. Le tonnerre grondait au loin.

« Est-ce qu’on ne ferait pas mieux de... »

Le Français le frôla et s’éloigna.

« À prendre ou à laisser », l’entendit-il lui murmurer. 

 

Les guirlandes d’ampoules et les quelques lampes suspendues sous les auvents, alimentées en courant grâce à des groupes électrogènes ronronnant (en attendant la mise en service des toitures solaires), éclairaient leur chemin de lueurs jaunes vacillantes.

Le dortoir, puis la cantine des bâtisseurs britanniques sans frontières s’éloignèrent lentement dans le dos de James, en même temps que s’évanouissaient les discussions, les rires, les bruits de vaisselle et la musique.

Sa curiosité l’entraînait sur les pas de Vincent Lacaze. Le mystère que cet homme trimbalait avec lui, autour de lui, sur ses épaules, comme une aura trop lourde, trop étouffante, comme ce soir, l’attirait.

Le gros temps.

Il ne savait pas trop à quoi s’attendre, voire pas du tout, mais il lui fallait être au plus près quand l’orage éclaterait. Et s’il se retrouvait au fond d’un puits, son puits, balancé par-dessus son petit muret, agonisant au fond du trou toute la nuit, le nez en bouillie, et les parties broyées, sectionnées, avec son petit filet d’eau pour tenir le coup jusqu’au lendemain, alors... il aviserait.

Il se rappelait très bien ce que son ami Hervé lui avait dit :

« Au début il ne parlait pas beaucoup, mais avec le temps... il est très gentil. »

Et aussi très prévenant, et respectueux envers les maîtresses et la directrice de l’école, avait-il ajouté.

James se détendit quand ils dépassèrent le puits, et le dortoir de la MF, poursuivant silencieusement leur périple nocturne sur le chemin de terre tassé par les passages des véhicules, des villageois, et des humanitaires, qui allaient et venaient chaque jour pour reconstruire, en plus solide, la nouvelle école du village. 

Il aperçut un petit groupe en pourparlers sous un auvent éclairé, assis sur des transats autour d’une glacière. Et aussi de la lumière à l’intérieur du dortoir, des ombres mouvantes par les ouvertures protégées par des moustiquaires. 

Autant de témoins potentiels ?

Il évita d’en faire la remarque. Ce petit trait d’humour aurait trahi sa nervosité.

Il en avait suivi deux ou trois, dans Glasgow et Londres, beaucoup plus affectueux au demeurant, mais très agressif à l’arrivée.Il ne pouvait qu’espérer le contraire, ce soir.

 

Il pénétra à la suite du frenchie dans la cuisine de la cantoche, toute récemment équipée. Ils se frôlèrent, se jaugèrent du regard. James s’avança plus loin. Discernant dans la pénombre des plaques de cuisson, des rangées d’ustensiles, une paire d’éviers, un four électrique, et un plan de travail central, sur lequel il se retrouva brutalement acculé, les mains de Vincent sur lui, son dos, sa nuque, ses fesses, ses lèvres contre les siennes, et sa langue dans sa bouche...

Toute méfiance subitement dissipée, James lui ôta vivement son t-shirt, et parcourut son corps de ses mains fébriles. Vincent lui arracha pratiquement le sien, et peau contre peau, après un court temps-mort, ils reprirent leurs baisers affamés. La respiration haletante, James déboutonna le pantalon de Vincent, sans parvenir à réprimer un profond gémissement, quand le Français lui ouvrit sa braguette et réalisa, en passant sa main dans l’ouverture, qu’il ne portait pas de sous-vêtement.

 

Assis sur le sol tiède, contre un grand placard aux portes coulissantes, les deux hommes reprenaient tranquillement leur souffle. Ils avaient seulement remis leurs pantalons. Vincent avait trempé leurs t-shirts sous l’eau, James s’était épongé le dos et le torse avant de le laisser sur sa tête. Vincent s’était rafraîchi la nuque, et avait posé le sien sur ses épaules.

La pluie qui tombait à gros torrents dehors n’atténuait pas encore la lourdeur de l’atmosphère. Il faisait une chaleur à crever. À croire que le four tournait à plein régime. Malheureusement, le réfrigérateur n’était pas encore arrivé. 

Vincent tourna la tête vers James, qui avait soulevé un pan de son t-shirt mouillé pour l’observer. Il ne dit rien. Mais l’Écossais aperçut une petite lueur au fond de ses yeux noisettes. Au-delà de la barrière de froideur et de silence. Celle qui « avec le temps », finirait très certainement par s’écrouler.

Déjà elle fissurait, comme sous l’effet d’un séisme de forte amplitude. Quelques répliques et c’en serait fini.

« C’est tout ce que je voulais savoir », lui dit James.

Vincent lui sourit : « Suffisait de demander. »

Leurs regards s’ancrèrent l’un à l’autre. Se faisant petit à petit avides, et dévorant. 

« Tu m’as repéré, right ? Tu le savais, et tu m’as allumé.

– Je t’ai allumé ? Quoi... Avec mes lunettes de soleil rafistolées et ma bouteille d’eau ?

– Parfaitement.

– T’es sérieux ? s’en étonna Vincent.

– Attends... tu vas pas me dire que te balades avec des capotes dans tes poches toute la journée, si ?

– Non, ça c’est parce que TU m’as allumé. »

James éclata d’un rire ramolli par l’intensité de l’effort et la chaleur. Il se tut quand le Français s’agenouilla contre lui, l’empoigna par les cheveux et s’empara à nouveau de ses lèvres.     

 

 

3.

 

La grande brune se laissa couler hors du camion frigorifique, et fit son rapport au responsable de l’ONG sur place, Charly, venu à sa rencontre tout spécialement. Ceci fait, ce dernier donna ses directives pour le déchargement, et elle se détourna, direction le dortoir, et les douches.

« Salut, Dyl’ ! Des nouvelles de Marj ? »

Elle s’arrêta pour échanger quelques mots avec Louane, suite à quoi elle fut une nouvelle fois interrompue dans sa quête d’eau tiède par l’irruption d’un homme à l’intérieur de sa sphère intime surchauffée.

Enlacée par derrière, elle ferma les yeux de contentement, se laissant bercer entre les bras musclés de Vincent. 

« Vous avez été retardé ? s’enquit-il. 

– On a fait un détour à l’aller pour accompagner un convoi égaré. Et Ernesto a coincé les doigts de Marj dans la portière ce midi. »

Elle ondula, le prit par la main, et ils se dirigent ensemble vers la bâtisse, où se trouvait son casier, contenant des vêtements propres et secs, et juste à côté : les douches. 

« On a dû la déposer à l’antenne de la Croix Rouge. Rien de grave », précisa-t-elle. 

Elle s’arrêta en même temps que Vincent, au bas des marches en biais menant au plancher droit du dortoir commun.

« Et de ton côté ? demanda-t-elle alors qu’un humanitaire de Builders Without Borders les observait depuis le seuil. Il se passe quoi, là ?

– Tu connais James ?

– De vue, seulement.

– Alors voici James Osborne, BSF. James, je te présente Dylanne.

– deux N – E », épala-t-elle en serrant la main du prénommé James, avec un sourire poli.

Elle perçut un petit flottement, les observa tour à tour, tandis que James faisait la même chose de son côté.

L’Écossais constatait à l’instant l’air de famille. Flagrant, de près. Alors que de loin, l’espace d’une minute, il avait craint de voir tous ses espoirs anéantis.

« Frère et sœur, dit-il simplement.

– Jumeaux, précisa Dylanne.

– Je ne savais pas, fit remarquer l’Écossais plus particulièrement à l’attention du frère.

– On t’aurait mal renseigné ? s’en étonna ce dernier.

– Eh bien ? lança finalement Dylanne. Il s’est passé des choses pendant mon absence, je vois ? »

Intriguée, elle décida cependant de parer au plus urgent :

« On en reparle plus tard, d’acc ? »

 

 

4.

Deux ans plus tard.

 

Rose-Marie déballait avec joie les cartons arrivés dans la matinée. C’était plus de fournitures (cahiers, crayons, gommes, règles, et même des calculatrices) qu’il n’en fallait pour une classe de vingt élèves pendant dix ans, mais rien ne serait perdu. Tout était bon à prendre pour apprendre 

« Il ne manque plus que les chaises et les bureaux », se réjouit-elle en notant le contenu de l’avant-dernier carton dans son carnet d’inventaire.

Assis à côté d’elle sur le bord de l’estrade, Vincent ouvrit le dernier colis. 

Marj, qui avait depuis des mois retrouvé l’usage de sa main, et passait dans les salles de classe pour prendre des clichés, leur demanda de poser pour la postérité.

Vincent se fendit d’un grand sourire, étreignit les épaules de Rose-Marie, qui présenta des cahiers multicolores en éventail à l’objectif.    

Marj récupéra ce dernier instantané, les remercia, et partit à la recherche de nouveaux sujets photogéniques. Elle les héla depuis la fenêtre ouverte à peine trente secondes plus tard.

« On a de la visite, leur apprit-elle avec effarement. Venez voir. »

 

L’arrivée du gros 4x4 avait soulevé un gros nuage de poussières. Certains s’en frottaient encore les yeux quand le conducteur et ses passagers en descendirent.

Le responsable de l’ONG ignora les deux malabars en costards et vint accueillir directement la femme distinguée, en robe fleurie, sobre, et chapeau de paille, qui commençait déjà à serrer des mains et à échanger des paroles avec quelques locaux et des humanitaires médusés. 

« C’est Charlotte Pagès, n’est-ce pas ? » s’enquit Rose-Marie.

Vincent acquiesça.

De deux autres véhicules secondaires sortirent en vrac photographes, reporters, micros, la caméra d’une chaîne nationale, et celle d’une chaîne d’info française.

« Je ne savais pas que la femme du président français venait nous rendre visite. »

Rose-Marie se tourna vers Vincent, surprise de ne soudain plus l’avoir à côté d’elle. 

 

 

5.

 

« On m’a dit que je te trouverais ici. »

Il se détourna de la plaine verdoyante, qui s’étendait en contre-bas jusqu’au rivage azuré. Il ne l’avait pas entendue monter à l’échelle menant au toit. Ni même râler à l’attention d’un des malabars de la sécurité, quelque chose comme : « Je ne suis pas infirme, je peux encore grimper sur une échelle ! »

Charlotte Pagès avait toujours été une femme très élégante, et simple à la fois. Elle avait laissé son chapeau en bas, ses lunettes de soleil étaient relevées dans ses cheveux châtains bouclés.

Sur son visage une expression bienveillante, un peu inquiète.

Huit ans avaient passé. Elle lui avait souvent écrit, téléphoné, quand il était encore à Paris. C’est elle qui lui avait témoigné le plus de peine, et de regrets quand il avait fallu prendre les plus amères décisions. Elle qui avait dénoncé le plus haut et le plus fort l’ignominie de ce qui avait été raconté, publié, débattu sur les plateaux télé.

Elle était montée au créneau pour lui. Chose qu’elle n’avait pas fait souvent, en huit ans de présidence Pagès.

Elle s’approcha, lui prit les mains chaleureusement, et l’observa tout entier. L’homme d’action, de terrain, toujours connecté, via téléphone, tablette, ou oreillette, à devancer, à prévoir, à applaudir quand ça se passait bien, à serrer les poings le temps que passe les orages... Comme il avait changé. Son corps tout entier était désormais forgé par le travail acharné, sans répit, partout où des gens avaient besoin qu’on leur prête main-forte, par tous les temps, tout autour du monde.  

Elle se rappela ce jour où il leur avait arraché le cœur, à elle et à son mari, quand il était venu s’excuser auprès d’eux. Comme s’il avait provoqué lui-même la tempête. Les habitants du village s’étaient-ils jamais excusés auprès de lui pour le tremblement de terre ? Pour s’être trouvés là, au mauvais endroit, au mauvais moment ? 

« Comment vas-tu, Vincent ? Je suis tellement heureuse de te voir.

Elle se hissa sur la pointe des pieds, déposa un baiser sur sa joue. Il se pencha pour le recueillir, et passa son bras autour de sa taille.

« Moi aussi, Charlotte. »

Rien n’était plus vrai, même s’il ne sautait pas de joie sur ce toit surchauffé.

Encore sous le choc des retrouvailles.

Des milliers de kilomètres, réduits à néant en un claquement de doigts. Le passé qui ressurgit, qui envahit, et balaye tout sur son passage.

« Éric est impatient de te voir. Il est conscient que c’est beaucoup te demander, et que la décision te revient, mais, si seulement tu pouvais éviter de t’éclipser ? Il voudrait passer un peu de temps avec toi. En privé. Tu veux bien ? »

Vincent esquissa un sourire. Il n’avait jamais rien pu refuser à cette femme. Impossible. Contrairement à son mari, à qui il se souvenait avoir refusé certains caprices, et qui la plupart du temps avait passé outre ses contestations. Ainsi qu’il menait sa politique depuis les premiers jours de son premier mandat.

« Tu sais, dit-il, qu’une petite vague, ici, peut provoquer un raz-de-marée, là-bas ?

– J’ose espérer que les journalistes ont bien mieux à faire que de dépoussiérer de vieilles inventions inutiles. »

Il en doutait.

« Il regrette, tu sais ? reprit-elle. Il se demande souvent s’il n’aurait pas mieux fait de se battre jusqu’au bout pour te garder, plutôt que d’accepter ta démission.

– On a pris les bonnes décisions, Charlotte, tu le sais bien. »

Elle se détourna pour échapper à une rafale de vent chargée de sable fin, son regard allant se perdre dans l’étendue de verdure, et au loin l’océan. Une quiétude soudain troublée par des exclamations : 

« Tu te rends compte ? Monsieur le président !!! Tu crois que je vais pouvoir lui serrer la main, prendre un selfie... Oh ! »

James s’arrêta en haut de l’échelle, deux bouteilles d’eau fraîche à la main, coupé  dans  son entrain.

« Pardon. Je ne savais pas ! Madame... first lady !

– Monsieur ? s’enquit Charoltte Pagès en allant tendre la main au nouveau venu, pour l’aider symboliquement à mettre pieds sur le toit sans encombres.

– James Osborne, Scotland. James ! abrégea-t-il.

– Appelez-moi Charlotte. Je suis certaine que mon mari se fera un plaisir de vous serrer la main et de se faire prendre en photo avec vous. Il fait sa tournée des palais présidentiels et ministériels, il sera là après-demain dans la matinée.

– Vous arrivez très avant lui. Vous dormez ici ?

– Non, à l’hôtel, pas très loin. J’ai quelques rendez-vous à honorer, toute la journée de demain... Je reviendrai avec mon mari. Vous faites partie de la même ONG, tous les deux ?

– Non, je suis arrivé avec les « bees ». Builders Without Borders, précisa-t-il. Il y a 3 ans. Mais on a fait des échanges, vous savez, avec les couples qui se créent... »

Charlotte virevolta pour apercevoir la réaction de Vincent. Éventuellement obtenir une confirmation...

« Comment il dit, Charly ? Les pieds dans le plat ? » s’exclama alors James.

Vincent croisa le regard de Charlotte et écarta les bras de défaitisme. S’il y avait encore le moindre doute, James venait de le pulvériser lui-même, dans un éclat de rire.

« Avec un zozo pareil, t’as intérêt à t’assumer », glissa-t-il à l’oreille de la femme du président.

Enchantée, celle-ci vint serrer une nouvelle fois la main de l’Écossais.

« C’est sérieux ? Depuis combien de temps vous connaissez-vous ?

– Deux ans et demi, madame. Sérieux ? Eh oui, ça rigole pas tous les jours, avec vous, les Français ! »

Sa réponse décalée la fit éclater de rire.

 

« Tu la connais ? réalisa James une fois seulement que la french first lady eut redescendu l’échelle pour regagner le plancher des vaches, et son hôtel.  

– On a travaillé ensemble, il y a longtemps.

You kidding me. Pourquoi tu me l’as jamais dit ?

– Ça fait prétentieux.

– Oui, bien sûr, c’est vrai, ça fait très français ! » s’exclama James en s’approchant tout près de Vincent pour lui donner sa bouteille d’eau. Très près, tout contre lui, pour lui offrir son corps, et avec ceci la promesse d’une nuit encore plus torride que la journée la plus chaude qu’ils aient jamais vécu sous cette latitude.

 

 

6.

 

« Bon, commença Charly. Le président Pagès n’est pas là pour nous rallonger les crédits, hein. On est sur le départ, et on y reste. La population, et surtout les autorités locales, sont prêtes à reprendre la main, donc on fignole, on se dit au revoir, on échange adresses et numéros de téléphone, et on fait nos valoches. Le président arrive demain matin, comme vous le savez, alors faites-vous présentables, il y aura des caméras, déblayez un peu, et si vous avez des revendications, je vous invite à piocher dans vos économies et à vous payer un billet d’avion pour Jérusalem. OK ? Allez ! Let’s go everybody ! »

Il tapa dans ses mains et les humanitaires du camps, Français et curieux d’à côté, se dispersèrent. Dylanne ne vit pas son frère dans l’assemblée. Elle commençait à s’inquiéter sérieusement, alors qu’il lui avait envoyé pas moins de quatre SMS : le premier pour lui dire de ne pas s’inquiéter, et les suivants pour lui dire d’arrêter de s’inquiéter.

 

Dylanne posa son bouquin sur le rebord de la terrasse quand elle l’entendit ouvrir le casier réfrigéré qu’elle partageait avec ses voisines de dortoir.

Il vint s’asseoir à côté d’elle comme s’il n’était parti que le temps d’aller se chercher une bière, et lui en apporter une.

Elle ne l’ouvrit pas tout de suite, attendant qu’il lui explique ce qu’il avait trafiqué toute la journée.

Elle ne lui parla pas de la discussion qu’elle avait eue avec Charlotte Pagès, de ses craintes concernant la visite inattendue du président, et surtout des journalistes qui les accompagnaient dans ce déplacement. Elle ne lui parla pas non plus de son Écossais qui l’avait cherché des yeux toute la journée aux alentours de l’école, quand il ne vérifiait pas ses messages. Ce qui arrivait à peu près toutes les cinq minutes.

À lui de régler ses affaires avec son mec.

Ce qui ne signifiait pas qu’elle n’était pas soulagée de l’avoir enfin à côté d’elle, bien au contraire. Comme elle l’avait craint, il était au plus bas, le moral dans les chaussettes, et elle savait pertinemment qu’il avait passé la journée seul, à ressasser mille choses du passé.

Elle lui en voulait toujours quand il la mettait à l’écart comme ça, mais il avait besoin de s’isoler pour réfléchir, et prendre certaines décisions.  

« J’ai failli croire que tu avais pris l’avion pour Pétaouchnok, dit-elle.

– Pas sans toi. Tu as toujours rêvé d’aller à Pétaouchnok. »

Il but quelques gorgées, le regard dans le vague, face à eux. Un oiseau nocturne poussaient des hululements gutturaux, au loin. Eux ne voyaient rien à moins de cinq mètres. La guirlande d’ampoules au-dessus de leurs têtes éclairant péniblement le carré d’herbes sèches  à leurs pieds.

Qu’avait-il fait ? Hésité ? Pris la route de l’aéroport ? Fais du stop pour aller se saouler dans un boui-boui de la ville la plus proche ?

« James t’a cherché partout.

– Il est tellement excité à l’idée de rencontrer le président Pagès. Une légende vivante.

– On ne peut pas lui en vouloir.

– C’est pas ce que je dis. C’est juste... Il ne comprend pas pourquoi je tire la tronche depuis que Charlotte a débarqué. »

Elle poussa un long soupir :

« Tu ne lui as rien dit du tout ?

– À propos de quoi ? » s’éleva soudain la voix de l’Écossais, au-delà de leur champ de vision éclairé.

Il apparut et s’arrêta à deux bons mètres des jumeaux.

« De ce qui nous a motivé à tout plaquer, pour se lancer dans l’humanitaire, lança-t-elle.

– Il m’a dit qu’il avait été forcé de quitter sa boîte à cause de rumeurs, d’une soi-disant liaison avec son boss. C’est pas vrai ?

– Si, admit Dylanne. Si tu considères que la boîte, c’est la France, et que le boss, c’est le président, on y est. »

Les mains dans les poches, James resta interdit. Il regarda Vincent, qui donnait l’impression d’avoir chopé un mal de crâne carabiné, et de vouloir s’effacer du décor par la seule force de la pensée.

Dylanne reporta également toute son attention sur son frère. Elle lui prit la main, lui murmura des paroles réconfortantes, que James n’entendit pas.

Dans la journée, l’Écossais s’était souvenu de ses premières recherches, des articles incompréhensibles qui parlait de politique française, et la photo du candidat Pagès, de ce « %scollabLacaze » impossible à identifier sur la miniature.

Mais franchement, qu’est-ce qu’il en avait eu à faire, il y a deux ans et demi ? Pas grand-chose. Le frenchie lui plaisait, ça s’était avéré terriblement réciproque. Le reste, leur passé, et l’Europe, c’était loin. Il n’avait jamais entendu parler de cette histoire, pourquoi ça changerait quelque chose, aujourd’hui ? 

Dylanne se leva et le rejoignit :

« Garde ce que je vais te dire pour toi, d’accord ?

– D’accord.

– Ça s’est passé pendant la campagne de 2017. Pagès a dû démentir des rumeurs de liaison avec son principal collaborateur (elle désigna son frère d’un geste) que voici. Ça aurait pu s’arrêter là mais un concurrent à la présidentielle a décidé de creuser un peu et il a découvert que Vincent avait une liaison, une vraie, avec un journaliste d’investigation toujours très bien renseigné, surtout  quand il s’agit de remuer la merde. Enfin bref. Ce concurrent, Martin, a été éclaboussé dans la presse par des révélations successives, et au lieu de prendre sur lui, et d’avouer ses conneries, il s’est servi de ses réseaux de campagne pour balancer des accusations anonymes, comme quoi certains candidats n’hésitaient pas à diffamer, à relayer des fausses infos, à dévoiler des secrets d’instruction, et à renseigner les médias, tout en s’assurant leur silence. Il a fait circuler une série de photos de paparazzi, de Vincent et de son journaleux, pour le « prouver ». il a... merde : il a foutu leurs vies en l’air. »

Elle marqua une pause, reprit son souffle et poursuivit :

« Pagès a été soupçonné d’avoir utilisé Vincent pour amadouer le journaliste, et le renseigner. Le faire chanter, aussi, en dévoilant son homosexualité, alors qu’il était marié. »

Elle se tourna un instant du côté de son frère. James le voyait, les coudes sur les genoux, sa tête entre ses mains, lutter contre une migraine carabinée, qui le plongeait dans un abîme de souffrance.

« Ils l’appelaient « la putain du candidat Pagès », dans les couloirs de l’Assemblée, continua Dylanne. Ça a fuité dans la presse, évidemment. Rien que d’y penser, j’ai envie de vomir. Je te promets, c’était l’enfer... (elle lui prit les mains) Il faut que tu comprennes : ce mouvement, avec Pagès, c’était leur bébé. C’était... historique. On y croyait, et on avait raison. Il a du se sacrifier politiquement, et personnellement. Il a failli en crever, James. C’était lui contre le monde entier. Je faisais tout ce que je pouvais, mais tu n’imagines pas un tel déchaînement de violences... Je l’ai trouvé inconscient, un soir, chez nous. Il avait pris trop de somnifères, mélangés à de l’alcool, j’ai eu la peur de ma vie. Il fallait qu’on parte. Loin. C’est pour ça qu’on est là. On a fait nos valises, et ... J’espère que tu comprends mieux pourquoi il est dans cet état, maintenant ? »

Elle prit une profonde respiration. Elle n’était pas certaine que James ait tout compris à son charabia. Pourvu qu’il ait saisi au moins l’essentiel. Elle renifla, les larmes perlant à ses yeux :

« Je ne vais pas y arriver toute seule. Aide-moi, je t’en prie. »

Il lui pressa le bras. Puis se dirigea vers Vincent. Elle vit son frère résister, tenter de se détourner, mais se laisser finalement étreindre. Puis James lui fit signe d’approcher. Ce qu’elle fit, les larmes coulant sur ses joues. Elle reprit sa place à côté de son frère, l’enlaça à son tour.

À présent, ils étaient trois contre le monde entier.

 

 

7.

 

Sur les murs de l’école s’étalaient des photos imprimées sur papier photo, ou simple feuille d’imprimante, des instantanés avec des messages inscrits au feutre, et des dessins d’enfants. Cette exposition improvisée à mesure du temps racontait l’histoire  de la reconstruction du village, et de sa fierté : son école.

Il y avait des photos d’avant, et d’autres prises juste après le séisme. Des photos de groupe, mêlant les humanitaires, les villageois, les enseignantes, les enfants, tous œuvrant d’une façon ou d’une autre à la reconstruction, ou posant simplement devant l’école.

Il le repéra sur plusieurs d’entre elles : parmi les enfants, en compagnie de sa sœur, de Rose-Marie, la directrice, en train de déballer avec elle des fournitures, puis posant, tout sourire, tout à leur joie partagée, avec dans ses mains à elle un éventail de cahiers multicolores. 

Ce sourire lui fit du bien.

Il entra dans la salle de classe des tout-petits.

Parmi les empilements de chaises, de bureaux, de casiers, de placard montés, d’autres encore en kit, Vincent vérifiait le matériel, installait petit à petit le mobilier.

Le président Pagès s’avança. Il fit signe à son garde du corps rapproché qu’il pouvait disposer. Avec une telle insistance que Vincent finit par se rendre compte de sa présence.

Ce dernier ne pensait pas que le président Pagès se risquerait à un tête à tête avec lui. Les journalistes étaient impossibles à semer. Toujours à l’affût de tout, d’une image unique. D’un scoop. Quelque chose à intituler « Le président de la République retrouve sa putain au bout du monde ! »

Pagès était arrivé le matin, comme prévu, avait mangé à midi avec tout le monde dans le réfectoire sous le chapiteau, sans cesser de parler, de serrer des mains, de se laisser prendre en photo, de visiter tout ce qu’il y avait à visiter, avec son enthousiasme insatiable, légendaire.

Vincent s’était éclipsé, comme il avait plus ou moins promis à Charlotte de ne pas le faire, et avait attendu qu’il en ait fini de son tour de l’école pour y remettre les pieds, afin de déballer les derniers colis de meubles.

Face à lui, quelques souvenirs affluèrent. Il se rappela la fine équipe. La révolution optimiste. Puis la descente aux enfers.

Il n’en voulait pas au candidat, son ami, devenu président. Il aurait voulu continuer, aller au bout de leur projet, bien sûr. Mais le sol s’était ouvert sous leurs pieds, les séparant à jamais.

Avec le recul, il ne regrettait plus rien. Et surtout pas le chemin qu’il avait pris. Il faisait ce qui était utile. Peu importait l’échelle de grandeur. Un village, un pays, un continent. La petite, ou la grande histoire. Il était là où il devait être, là où on avait besoin de son aide, avec ceux qui comptaient.

Il décida de briser lui-même la glace :

« Cache ta joie. »

Eric sourit, vint lui serrer la main, l’enlaça longuement de son bras resté libre.

« Comment vas-tu ? »

Ils s’éloignèrent, sans désunir tout de suite leurs mains.

Eric Pagès la transperçait de son regard franc, amical et sincère.

Il portait un pantalon noir, des chaussures de ville, poussiéreuses, et une chemise blanche. Classique. Il contempla son ancien, et regretté, plus proche collaborateur, du temps de sa première et décisive campagne présidentielle. Son regretté ami, traîné dans la boue publiquement, disséqué, humilié, broyé par la machine politico-médiatique, mais aujourd’hui reconstruit. Apaisé. Réconcilié avec la vie. 

« Bien, répondit Vincent. Très bien. Et toi ?

– Tu suis un peu l’actualité ?

– Bien sûr. Elle te mène la vie dure, cette peau de vache de Berléant.

– La pauvre, sourit Pagès. Elle croit qu’elle m’aura à l’usure. »

Ils discutèrent un peu politique, mais le sujet s’épuisa rapidement de lui-même.

« Je n’ai pu échanger que quelques mots avec Dylanne. Tout va bien pour elle ?

– La France lui manque. Elle a envie de faire quelque chose là-bas.

– Quelque chose de précis ?

– Elle est en contact avec une coopérative de maraîchers en Bourgogne. »

Pagès acquiesça. Ils songèrent tous les deux aux vagues de chaleur, aux pluies abondantes, aux vents violents, aux invasions d’insectes qui se multipliaient depuis plusieurs années dans certaines régions de France et du Monde.

« Il y a tant à faire. Et toi, alors ?

– Je la suivrais n’importe où. »

Un silence s’installa, aussitôt troublé par des éclats de voix :

« Vous voulez m’empêcher de travailler, c’est ça ? Je proteste ! Appelez-moi le président ! »

Un rire éclata. Puis un appel à l’aide :

« Vince !? »

– C’est James, fit savoir l’interpellé au président.

– Ah oui, fit Eric. Je suis au courant.

Il recula hors de la salle de classe :

« Philippe ! Laissez-le passer ! Allez donc boire un coup à ma santé à la cantine avec les autres. »

 

James entra timidement dans la salle de classe, impressionné par le président français. Après la first lady, et même si depuis il avait su pourquoi et comment son homme connaissait le couple présidentiel le plus smart et élégant du monde (juste après le couple mythique de la couronne britannique), il n’en demeurait pas moins subjugué.

Il y avait eu foule, il avait pris une photo à l’arrache, à peine échangé deux mots avec lui. Et là... Il l’avait là pour lui tout seul (ou presque) avec sa chemise ouverte à l’échancrure, ses manches retroussées, encore mieux qu’à la télé, sans nuée de caméras, micros et appareils photos autour de lui, pas d’enfants, de locaux, d’humanitaires se pressant pour le toucher, lui parler.

Il posa la boîte à outils qu’il était allé emprunter à un confrère, s’essuya les mains, et échangea son historique poignée de main avec le président de la République Française. 

Armé de son accent écossais, il se présenta :

« James Osborne. Je travaille avec les frenchies depuis deux ans et demi. Enfin surtout celui-là, ajouta-t-il avec un petit signe de tête en direction de Vincent. J’adore la France.

– Vous y avez vécu ?

– Non. En fait, je n’y ai jamais fichu les pieds. Mais je sens que je vais adorer ça ! »

Resté à l’écart, Vincent secoua la tête. James avait ce don incroyable, de débarquer au milieu des conversations, surtout quand il n’y était pas invité, et d’accaparer des moments tendus pour en faire de la pâte à modeler. Il le vit hésiter, ne pas savoir quoi faire de sa peau, repartir, avec ou sans la boîte à outils, ou rester pour une photo, plus si affinités ? Grimacer, tout en guettant un signe de lui, mais le président le devança :

« Faites ce que vous avez à faire. Je ne veux pas vous empêcher de travailler.

– Vous avez sûrement des milliers de choses à vous dire ?

– Pas tant que ça, intervint Vincent.

– Disons qu’on se réserve ça pour plus tard ? » suggéra le président.

Les bras croisés sur un meuble de rangement, Vincent accueillit favorablement la proposition. Plus tard dans une heure, ou plus tard dans deux ou trois ans, restait à convenir des détails.

« Charlotte m’a parlé de vous, fit savoir Pagès à James.

– En bien, j’espère.

– Figurez-vous qu’elle n’a pas tari d’éloges sur vous.

– ... Je ne sais pas trop ce que ça veut dire, mais ça sonne bien... non ?

– Ça sonne bien, lui confirma Vincent. Si tu veux bien pardonner à monsieur le président, il a une fâcheuse tendance à avaler tous les Larousse qui traînent.

– Et pas les Petits Roberts ?

– De temps en temps au petit-déjeuner, avoua Eric Pagès.   

Ce qui refit rire James de plus belle, tandis qu’il ouvrait la boîte à outils pour en sortir marteaux, clés, et pinces diverses.

« Vous êtes toujours comme ça ? s’en étonna Pagès.

– Comme quoi ?

– Une vraie pile électrique !

– Oh non, je suis... plus calme, d’habitude. Comment on dit... réservé.

– Depuis quand ? lança Vincent, qui s’était remis au travail de son côté.

– T’occupes, toi, là-bas ! »

Pagès calma le jeu avec bonne humeur, puis se frotta les mains : 

« Bon, je ne vais pas vous regarder bêtement. Dites-moi ce que je peux faire ! »

 

Petit à petit, les photographes, journalistes et caméras s’agglutinèrent à la porte et aux fenêtres, pour immortaliser le président à l’œuvre dans cette salle de classe, en compagnie des deux humanitaires, puis bien d’autres.

 

Quelques journalistes, députés et ennemis politiques passés et présents remarquèrent parmi les clichés qui inondèrent la presse le lendemain, la présence de l’ancien plus proche collaborateur du candidat Pagès en 2017, qui avait apparemment tourné la page du scandale, et mieux encore : conservé l’amitié du couple présidentiel.

Cette vieille histoire avait fait couler beaucoup d’encre, et causé beaucoup de dégâts bien inutilement. Elle ne méritait plus aucun commentaire. 

 

 

fin

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© Valérie Macraigne