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PUZZLE

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Résumé : Il était une fois une nuit de pleine lune à New York City. 


Genre : Drame 

Il s’agit plus particulièrement d’une RPF : Real Person Fiction. C’est-à-dire une fiction basée sur des personnes réelles. Ici : le groupe Fun Lovin’ Criminals. Il n’est pas nécessaire de les connaître, ainsi que leur musique pour lire et apprécier cette histoire. J’aurais pu inventer des noms différents, ça n’aurait rien changé au fond :) Toutefois, si par hasard vous connaissez, vous repérerez peut-être quelques anecdotes véridiques à leur sujet.

 

Cette nouvelle a été écrite en 2010. Relue et modifiée en juillet 2020 

 

Notes : Possibles approximations géographiques et médicales

 

cliquez sur ce lien si vous ne parvenez pas à visualiser ce petit clip fait maison :)

 

Collins 

  

C'était de la bombe. De la putain de bombe. Avec ça, ils allaient tout faire péter. Un ricanement machiavélique s'échappa de sa gorge quasiment malgré lui.  

Il se retourna et constata que le plus grand terroriste de la planète dormait toujours. Ayant enchaîné deux nuits blanches de suite, pas étonnant que la musique, diffusée par tous les hauts parleurs, le berce plus qu'autre chose. 

Sa putain de musique. 

Lui et son groupe, c'était des vrais tueurs. Il les aimait à la folie. Pas comme une femme aime un homme, mais comme une groupie idolâtre son chanteur préféré. Une groupie qui se devait de rester professionnelle malgré tout.  

Il soupira d’aise. Le dernier morceau enregistré ce soir était à présent mixé. Les petits défauts avaient été gommés, le reste attendrait demain. 

Il fallait qu'il le réveille. Le canapé du studio était vachement confortable mais rien ne remplaçait un bon lit, une bonne nuit de sommeil, et un bon petit-déj’. 

Il éteignit les consoles de mixages, les lumières et tout le reste, puis récupéra ses affaires, ainsi que les clés du studio. Puis il se pencha au-dessus de Huey et posa une main sur son épaule. Ce dernier s'était effondré après sa dernière session au micro, quand la discussion engagée avec ses deux musiciens, et amis, s'était finalement tarie. Ils avaient bu une bière ou deux, réécouté quelques morceaux, et quelque part entre tous ses événements, sans que les autres ne s’en aperçoivent tout de suite, le chanteur avait fermé les yeux pour ne plus les rouvrir. 

Fast avait charrié un peu avant de mettre les voiles, en l'embrassant sur le front comme si c'était son gosse. Frank avait pris des photos, et puis il était parti lui aussi. Le leader du groupe était entre de bonnes mains, après tout. 

"Huey, on ferme boutique. Réveille-toi." 

Quelque chose lui disait qu’ils étaient partis avant d'avoir à le sortir de ce canapé. Huey était un ours, au réveil. Il en avait la carrure, en plus du côté grognon et pataud. Et à cette heure-ci, pas question de lui proposer un café pour le rendre à nouveau humain. Le chanteur allait devoir se contenter d’une main charitable et de quelques encouragements : 

"Je te ramène chez toi ? 

– Quelle heure il est ?" 

Collins lui apprit qu'il était près d'une heure du matin. En attendant que Huey émerge, il fit un dernier petit tour d’horizon afin de s’assurer qu’il n’oubliait rien. Finalement, il l’entendit prendre une profonde respiration et prendre la direction de la sortie.  

Une fois sur le trottoir, Huey sortit son paquet de clopes et s'en alluma une, tandis que Collins fermait la porte du studio d’enregistrement à double-tour. 

"On se voit demain ? lança-t-il ensuite. Enfin tout à l'heure !" 

C'était une question sans en être une. Bien sûr qu'ils se reverraient dans quelques heures. Ils avaient une putain de tuerie d'album à enregistrer ! 

  

  

Huey 

  

Il fit un signe à Collins, refusant une nouvelle fois qu'il le ramène chez lui. 

"C'est bon, je crèche à deux rues, tu veux pas me tenir par la main, aussi ?" 

Collins se marra et répondit à son signe. Ils se séparèrent ainsi, chacun de leur côté, sur ce trottoir désert. 

Huey expira la fumée de sa cigarette, fichée entre ses lèvres, tandis qu’il renfilait sa chemise dans son pantalon. Vautré sur le canapé, il avait glissé dans le sommeil comme une merde. La fraîcheur de la nuit venait de le rappeler à l'ordre. Il avait besoin de dormir, et de ne surtout pas s'enrhumer. Il avait besoin de sa voix. Son gagne-pain était déjà un peu éraillé par des années d'excès, alcool et clopes mais il n'était pas nécessaire qu'il le soit davantage. 

À peine sorti des vap’, il tira une longue bouffée de nicotine et reprit son mégot du bout des doigts, se dirigeant tranquillement du côté de son appartement. Tout se passait comme sur des roulettes. Dans quelques jours, leur nouvel album serait enregistré. Dans quelques semaines il serait dans les bacs. Et dans deux mois, lui, Fast et Frank seraient sur les routes. Enfin. 

Longeant les murs de ce trottoir tout juste éclairé par les lampadaires, il calcula que dans moins de quinze minutes, il serait dans son lit, délesté seulement de ses chaussures. À presque quarante balais, une nuit blanche, passait encore, mais deux... 

 

  

Waverly 

  

Ses mains tremblaient. Sa marche rapide, désordonnée, trahissaient son angoisse. Il ne pouvait pas y aller sans argent. Il ne pouvait pas y aller, et le braquer. Sinon il était mort. Il était mort, de toute façon. Quelle vie de merde. D'un côté comme de l'autre, quoi qu'il fasse, il ne faisait plus que des mauvais choix. Mais fallait bien en faire un, de temps en temps. 

Il leva la tête et aperçut... son prochain mauvais choix. Là, à quelques mètres devant lui, qui marchait lentement. À l'intérieur de la poche de son survêtement, sa main serra la crosse de son arme. Ça le rassurait toujours quand il croisait une menace potentielle. Tout le monde était une menace. Il en était même une pour lui-même. 

"Hey, mec, t'as du fric ?" 

Putain, les mots étaient sortis de sa bouche avant qu'il les pense dans sa tête. Il était grave, quand même. 

Le type, un quarantenaire à l'air endormi, se tâta probablement à la recherche de son fric, et se retourna : "Merde, j'ai tout laissé au studio. Mes clés, bordel... 

– Y'a du fric, au studio ? 

– Qu'est-ce que tu me fais chier ? J'ai pas les clés, ni des studios ni de mon appart'..." 

Waverly hallucina de devoir se décaler contre le mur pour laisser passer le mec. Alors ça, c’était la meilleure. L’autre faisait demi-tour comme si de rien n’était. 

“Oh !” fit-il.  

Il le suivit à grands pas, en sortant son arme de sa poche. Ça n’allait pas se passer comme ça. Qu’est-ce qu’il croyait ? Qu’il allait le laisser filer comme ça ? Sans rien obtenir ? Il courut après lui, le dépassa : 

"File-moi ta montre. 

– Il est une heure du mat'... putain, range-ça avant de blesser quelqu'un. 

– File-moi ta montre. 

– Elle vaut rien, c'est du toc. 

– ME FORCE PAS A ME RÉPÉTER !!" 

Waverly le poussa et le plaqua contre le mur, le canon de l'arme appuyé sur son front. Il le vit alors lever son poignet, et en détacher sa montre rapidement. Il l'avait énervé. C'était pas comme ça que les gens réagissaient avec le canon d'une arme planté entre les deux yeux, d'habitude. 

La montre atterrit un peu plus loin sur le sol. 

"Connard", lui dit-il, ne sachant pas quoi faire. 

S'il la ramassait là tout de suite, il pouvait s'attendre à un coup de pute. S'il le laissait filer comme ça, il pouvait s'attendre à d'autres choses, encore. Des représailles. Une plainte au poste. Des flics au cul, une connerie dans le genre. Pas moyen. La meilleure des solutions pour être tranquille, c'était encore d'y aller franco. Et puis de lui faire payer sa petite rébellion de merde. 

Il se recula et tira. Une fois, deux fois, trois fois. 

Et puis il entendit un cri, au loin. 

Sans réfléchir davantage (c'était vraiment pas son truc), il ramassa la montre en toc et se barra en courant, aussi vite qu'il le put. 

  

  

Huey 

  

C'était pas vraiment une montre en toc. Elle valait pas grand-chose sur le marché, d'accord, mais c'était la montre que lui avait donnée son père avant de mourir. Elle avait pour lui une grande valeur sentimentale. Pour le reste du monde, c'était du toc. Il ne lui avait pas vraiment menti, à ce type. 

En tout cas, il n'avait pas pu la lui donner comme ça. Il aurait préféré lui filer cinq-cents billets, cent fois sa valeur, et la garder. Mais avec un flingue entre les deux yeux, tenu par un junkie en manque, pas la peine de négocier. 

Les détonations résonnèrent longuement dans sa tête. Il glissa le long du mur et resta assis là par terre. Il ne respirait plus. En tout cas il lui semblait ne plus y arriver... Ses membres étaient complètement paralysés. Sa chemise froissée s'imbibait de sang, de son sang, et la chaleur quittait son corps. 

Sa cigarette quitta ses doigts, et roula sur le trottoir. Depuis le temps qu'il voulait arrêter... 

"Monsieur !! Oh mon Dieu !!" 

Sa vue était trouble. L'obscurité à peine éventrée par les lampadaires alentour n'aidait pas. Il discernait difficilement les traits de cette femme qui apparut juste devant lui. Il l'entendait, rien de plus. Il voulait se concentrer, mais il n'y arrivait pas. Son attention... sa vie elle-même lui échappait comme le sang s'écoulait de ses veines. 

Une adresse. Elle indiqua l'adresse au téléphone, entre les studios d'enregistrement et son appart'. 

"Les secours arrivent ! Tenez bon ! 

– Qui a tiré, putain !? Il est où ? 

– J'en sais rien !" cria-t-elle à celui qui venait de poser la question. 

Huey vit une ombre sur sa gauche. Elle appartenait à la seconde voix. Celle d'un homme.  

"Allô ? Qu'est-ce que je dois faire !" reprit alors la jeune femme à l'attention de son interlocuteur, tout en posant une main sur sa joue. 

Elle le tapota doucement. Huey leva la sienne et la lui serra, faiblement. Il allait peut-être mourir ici, après tout. C'était peut-être son dernier contact humain sur cette terre. Il s'était fait flinguer... Pour une montre, quel con. 

"Otis, il faudrait l'allonger et compresser ses blessures, dit-elle. Tu peux faire ça, toi ? Parce que je suis pas sûre de pouvoir... il y a tellement de sang..." 

Sa voix se perdit dans un sanglot. L'homme la rassura. Il les entendait, mais de plus en plus loin. Les détonations résonnaient toujours dans sa tête. Puis tout devint noir.  

  

  

Eddie & Rose 

  

Eddie reposa le micro et enclencha les sirènes de l'ambulance pour passer sans encombre au feu rouge. Il tourna ensuite à gauche et fonça à l'adresse indiquée par le dispatcher. Un homme blessé par balles. Ils revenaient tout juste de l'hôpital, ils n'avaient plus qu'à aller le chercher et à y retourner. 

Quelle nuit. 

À côté de lui, Rose se cramponnait à tout ce qu'elle pouvait. Quelle nuit pour elle, surtout. C'était sa première semaine de boulot. Depuis qu'elle avait commencé, elle était comme en apnée. 

Elle redoutait son premier mort. Mort violente, s’entendait. Il le savait, il était passé par là, lui aussi. Bien des années auparavant. Et puis il y avait le risque que le tireur soit toujours dans le coin. Chaque jour ils risquaient leur vie à sauver celle des autres. 

À l'intersection suivante, il prit à droite. 

"Là-bas !" s'exclama Rose en voyant une femme agiter les bras au milieu de la chaussée. 

Il appuya un coup sur la pédale de l'accélérateur, et écrasa le frein un peu plus loin, tournant le volant pour se mettre en travers et bloquer la rue le temps de l’intervention. 

"Patrouille C-14 sur place dans deux minutes. C-11 appelé en renfort." entendirent-ils avant de bondir du véhicule. 

"Où est le tireur ? demanda Eddie à la femme qui leur avait fait signe, en récupérant son matériel à l'arrière. 

– On n'en sait rien, il a dû s'enfuir ! 

– Le blessé ? 

– Il est là ! Il perd beaucoup de sang, il a perdu connaissance ! 

– Calmez-vous, madame, on s'en occupe", intervint Rose en tirant le brancard en dehors de l'ambulance. 

Eddie s'approcha du blessé, gisant sur le trottoir, et de l'homme qui tentait tant bien que mal de compresser ses plaies. 

"Comment vous vous appelez ? lui demanda-t-il. 

– Otis. 

– Otis, je prends le relais. Vous avez bien travaillé. Allez rejoindre votre amie, elle a besoin de vous. 

– D'accord." 

Eddie s'agenouilla, enfila une paire de gants et contrôla tout d'abord la respiration et le rythme cardiaque du blessé. Pas brillant. Il déchira sa chemise afin de constater l'étendue des dégâts. En l’occurrence deux blessures par balle évidentes, et ce qui semblait être une troisième au niveau de son épaule droite. Il aurait de la chance s'il s'en sortait. Rose le rejoignit, déchira un premier emballage de compresse stérile après avoir enfilé des gants elle aussi. Eddie prépara en vitesse une dose d’adrénaline.  

Il fallait absolument qu'ils le stabilisent avant de le transporter au service d'urgences le plus proche. 

  

  

Collins 

  

Il avait souvent l'impression d'avoir oublié quelque chose, mais en y réfléchissant deux minutes, il ne s'agissait pas seulement d'une impression, pour le coup. Enfin c'était surtout Huey, qui avait oublié quelque chose. Ses clés, en particulier. Et quand il l'avait appelé sur son portable pour s'en assurer, il avait fini par être dirigé sur sa messagerie. Confirmation. Clés et portable étaient restés aux studios. Allez, disons : neuf chances sur dix.  

Il s'était dit avec un sourire qu'il ne pouvait décemment pas laisser une rock-star dormir sous un pont, ou à l'hôtel. Alors il avait fait demi-tour pour lui ouvrir les lieux. Pour l'empêcher de casser un carreau, en réalité. Huey en était capable, il avait déjà fait pire que ça. Les rockeurs saccageaient des chambres d'hôtel. Les stars du hip-hop fumaient des joints et niquaient la police. Huey étaient un peu tout ça à la fois. 

Un peu, oui. Il savait rester dans les limites du raisonnable. De mieux en mieux, avec l’âge.  

À une rue des studios, il écrasa sa pédale de frein. À une trentaine de mètres devant lui, les feux de marche arrière d'une voiture venaient de s'allumer sans raison apparente. Il klaxonna mais évita heureusement le choc. La voiture s'immobilisa, puis son conducteur fit un écart avant de repartir en avant. 

Comme pour éviter un obstacle. 

Collins plissa les yeux. 

Et quand il réalisa la nature de l'obstacle, il devint blanc comme un linge. 

Il y avait un corps, sur la chaussée. Un corps inerte. La voiture devant lui l'avait écrasé et venait de se barrer. Il ouvrit sa portière, bondit de sa voiture et se précipita vers lui. 

"Huey ?" appela-t-il avec terreur en courant. 

Il éprouva un soulagement aussi intense que bref quand il s’agenouilla près de lui, constatant qu’il s’agissait d’un inconnu. Putain la trouille. Il attrapa son portable et composa le 911. 

Dans la précipitation, il n'avait pas pensé à noter dans un coin de sa mémoire la plaque d'immatriculation du fuyard. 

Il espérait ne pas avoir à le regretter... 

  

  

Glen 

  

"Docteur Danes ? s'exclama-t-il en s'approchant à grands pas de lui : On a un blessé par balles qui nous arrive. Il sera là dans une dizaine de minutes. 

_ Grave ? 

_ Deux balles dans le thorax, une dans l'épaule. Ils l'ont stabilisé mais il a déjà perdu beaucoup de sang. 

_ Entendu. Bippez Frances." 

Glen acquiesça et retourna au bureau d'accueil. 

"Nash ! Libérez la salle de réa 1 et préparez des culots de O nég' !" entendit-il derrière lui. 

Va y avoir du sport, pensa-t-il en décrochant le combiné pour composer le numéro de Frances, le chirurgien de garde. 

Cinq ans qu'il faisait ce job. C'était pas énorme, comparé aux dinosaures des Urgences (comme le Doc Danes), mais il avait l'impression d'être là depuis la nuit des temps. Il n'était pas près de le laisser tomber, ce boulot de dingue. Il l'aimait trop. Surtout quand ça commençait à bien s'agiter. 

Comme aujourd'hui. 

Il ne savait pas pourquoi, mais il la sentait bien, cette nuit. 

Un regard sur le calendrier lui confirma son impression. La lune était pleine, c'était une raison suffisante. Depuis qu'il avait vu débarquer un loup-garou sur un brancard une nuit de pleine lune, il ne s'étonnait plus de rien. C'était bien souvent le bazar. 

Un loup-garou, ou disons ce qui s’en rapprochait le plus dans ce monde qu’on disait normal. Un solide gaillard avec des poils de partout. Et pas un déguisement : le mec s’était carrément taillé les canines en pointe. Une anomalie génétique qu’il avait poussé à son paroxysme, rien de plus. Mais l’impression d’avoir franchi la limite du paranormal avait marquée Glen au fer rouge, cette nuit-là. 

Il prit une profonde inspiration.   

Il ne se sentait vraiment vivant que quand tout autour de lui, c'était le chaos. Et à écouter les fréquences radio des unités de secours, il finit par l'entrevoir, son chaos. 

"St Teresa, j'écoute. 

– Salut, Glen ! Ici Mayer. On a un 8-23. Je crois que vous avez récupéré le blessé par balles ? 

– Ouaip. Moins de cinq minutes avant livraison. 

– Me dis pas que vous êtes débordés vous aussi ? 

– On gère. Comment il est ? 

– Stable. Conscient. 

– Tu peux envoyer. 

– Bien reçu. Arrivée dans dix minutes. 

– Bien reçu, à tout de suite, les gars." 

Glen sentit monter en lui la douce ivresse de l'adrénaline, tandis qu'il fonçait dans la salle de repos. Il avait un médecin urgentiste, un de plus, à réveiller. 

Que le spectacle commence. 

  

  

Collins 

  

D'après ce qu'il avait compris, les secouristes qui venaient d'embarquer l'accidenté avaient été appelés en renfort sur une autre intervention à trois rues d'ici, et déroutés au dernier moment. Ce qui expliquait leur arrivée éclaire sur place. 

Il n'avait pas demandé davantage de précisions. Pas à eux, en tout cas. Mais auprès du policier qui prenait sa déposition et ses coordonnées : 

"J'ai cru comprendre qu'il y avait eu un autre accident, sur la 19ème ? 

– Exact. Pourquoi ? 

– Je viens de quitter un ami, il habite dans le coin. 

– Vous l'avez quitté à quel endroit, exactement ?" voulut alors savoir le policier, guidé par son instinct, au moins autant que par sa raison. 

– Les studios d'enregistrement, sur la 17ème. Je crois qu'il y a oublié ses papiers, ses clés, et son portable. Je n'arrive pas à le joindre, alors qu’on vient de se quitter... je voulais m’en assurer, si possible avant qu’il s’en rende compte et qu’il lui prenne l’idée d’enfoncer la porte.  

– Son nom ? 

– Huey... Hugh Morgan. 

– Je vais me renseigner, d'accord ?" 

Collins hocha la tête. Il observa le policier regagner sa voiture de patrouille et contacter le central, ou bien directement ses collègues intervenus sur la 19ème rue. Avec un peu de chance, Huey n'avait rien à voir là-dedans. Avec un peu moins de chance, il avait effectivement eu un accident, mais rien de grave. 

Rien de grave, pourvu que ce ne soit rien du tout... 

Mais y avait-il besoin de renforts, dans ces cas-là ? 

Il se saisit une nouvelle fois de son portable, et chercha dans son répertoire le numéro du téléphone fixe de Huey. Il devait être rentré, maintenant. S'il n'avait pas oublié ses clés, ou bien si le gardien de son immeuble lui avait filé un double. Sauf que bien sûr, personne ne décrocha. 

Il referma son portable rageusement. C'était bête de se dire qu'il aurait dû le raccompagner. Complètement inutile. D'abord parce qu'il était trop tard pour revenir en arrière. Ensuite parce qu’il n’aurait jamais réussi à le convaincre. Un bon coup de pied au cul, voilà ce qu’il aurait récolté à insister.  

Il regarda le policier revenir vers lui, comme s'il allait lui mettre une droite. 

C'est à peu de choses près ce qui arriva : 

"Il ne l'ont pas encore identifié. Il n'a semble-t-il pas de papiers sur lui. Vous pouvez me le décrire ? 

– Oui... à peu près ma taille, la quarantaine, 90 kilos, cheveux bruns très courts... Il porte une chemise blanche, un pantalon noir... Un tatouage, il a un tatouage sur l'avant-bras." 

Ses épaules s'affaissèrent subitement. À la tête que faisait le policier, cette description correspondait parfaitement à celle qui venait de lui être communiquée par radio. 

"Monsieur Collins. 

– Oui ? fit-il d'une voix blanche. 

– Je vous aurais bien proposé de passer par les studios et à son domicile pour vérifier qu'il ne s'y trouve pas, mais malheureusement, ça me semble inutile. Suivez-nous. Nous allons directement à l'hôpital. D'accord ? 

– D'accord. 

– Allons-y. 

– Est-ce que c'est grave ? s'enquit Collins avant qu'il ne s'éloigne. 

– D'après mes informations, il s'est fait tirer dessus à plusieurs reprises. 

– C'est pas vrai... 

– Monsieur Collins. Essayez de vous rappeler cette voiture. Il nous faut un maximum de détails. Le conducteur qui a pris la fuite pourrait bien être la personne qui a tiré sur votre ami." 

Collins secoua la tête, la bouche ouverte. Il nageait en plein cauchemar. Comment, qui, pourquoi ? Il lui fallait des renforts, à lui aussi. Fast, et Frank. Il devait les appeler. Tant pis s'il les faisait flipper pour rien. C'était d'ailleurs la meilleure chose qui pourrait leur arriver. Un bon coup de flip pour que dalle, comme ils diraient. 

  

  

Docteur Danes 

  

Seulement une balle sur les trois était ressortie. L'hémorragie s'était avérée abondante, à l'arrivée du blessé, mais à présent relativement bien contrôlée. Ce qui ne remettait pas en cause l'urgence et la gravité de la situation. Tension en chute libre, saturation alarmante. 

Jambes fléchies, placé juste au-dessus de son patient, il pratiquait lui-même la laryngoscopie destinée à lui faciliter la respiration. 

Ensuite ils pourraient le monter au bloc. Si tout allait bien. Si rien, dans l'intervalle, ne venait compromettre la stabilisation de ses constantes vitales. 

Frances n'attendait que ça. Sur son front était marqué "magnez-vous, on va le perdre". 

Danes travaillait très bien sous la pression. Il était urgentiste pour cette raison, entre autres. Il trouva rapidement la glotte, et passa le tube entre les cordes vocales. La suite, il la confia à l'infirmière. Celle-ci prit sa place et fixa la sonde d'intubation, avant d'insuffler à leur patient de l'oxygène à intervalle régulier. 

Ses voies respiratoires étaient enfin dégagées. 

"La sat' remonte. 

– Tension à 11.6." 

Danes se pencha au-dessus de son patient, vit ses paupières papillonner : 

" Il revient à lui... Monsieur, vous m'entendez ? Je suis le docteur Danes, tout va bien, on s'occupe de vous. Frances ? 

– Le bloc est prêt. 

– Bien. On le prépare. Quelqu'un a son nom ? 

– Il n'a aucun papier sur lui." 

Danes grimaça. Sans identification, pas de dossier médical. Sans dossier médical, pas d'indications concernant le groupe sanguin, les antécédents médicaux, ou allergies médicamenteuses éventuelles. Sans identification, ils perdaient du temps, et multipliaient les risques. 

Et puis il aimait appeler les gens par leurs prénoms. 

Juste avant de donner le signal du départ vers le bloc opératoire, il remarqua du mouvement dans la salle de réanimation voisine. 

  

  

Huey 

  

Ce truc dans sa gorge l'aidait à respirer. Il était comme tout le monde, il avait regardé Urgences. Kit d'intubation, sat', O nég', tension à 11.6. Putain, c'était pas grandiose, 11.6. Enfin bon, ils savaient ce qu'ils faisaient. Ils s'occupaient bien de lui. Le Docteur Danes avait la tête d'un mec qui savait ce qu'il faisait, en tout cas. Après, il ne les connaissait pas, tous ces gens autour de lui. Comme cette dame, là, qui lui donnait à respirer comme on donne sa bouillie à un bébé. 

C'était plus grave que prévu. 

Non pas qu'il avait prévu de se retrouver là cette nuit. Disons que ça n'aurait pas dû être aussi grave. Pas pour une montre. La montre de son père, qu'il avait filé à ce connard de junkie. Il allait la récupérer comment, maintenant ? Il ne pouvait presque pas bouger. Comment il allait pouvoir le retrouver et lui foutre une raclée, à cette... putain de raclure... 

Il se sentit basculer sur le côté. C'était la première fois de sa vie qu'il se faisait trimballer et tripoter comme ça. C'était la première fois qu'il se faisait tirer dessus, fallait dire. C'était... 

Cette raclure de junkie. 

Il était là, juste à côté. 

Dans la même situation que lui. Sauf qu'il n'avait pas de tuyau dans la bouche, et personne ne lui donnait d'oxygène. Nouveau basculement... De retour sur le dos, il ne vit plus que des têtes floues, une lumière aveuglante... Il essaya de tourner la tête, sans succès. Mais c’était bien lui... Qu'est-ce qu'il faisait là ? Il s'était passé un truc, et il avait oublié ? Ce merdeux avait rencontré Collins, ou Fast, et Frank, et ils lui avaient fait sa fête ? Ils étaient où, alors ? 

Il ne pouvait pas bouger. Encore moins parler. Il fallait qu'il fasse quelque chose. Qu'il attire leur attention. Avant qu'ils l'embarquent. Il fallait qu'il leur fasse comprendre que le type d'à côté, c'était celui qui lui avait tiré trois balles dans le corps. C'était lui qui avait sa foutue montre. 

Il tendit son bras dans cette direction. Danes le lui remit en place sans vraiment y prêter d'attention. 

Finalement, ce mec ne savait pas ce qu'il faisait. 

Il voulut crier de rage face à son impuissance, mais il se sentait incroyablement faible. Il l'était. Et aucun son ne pouvait sortir de sa gorge. 

Tout ce qu'il parvint à faire, juste avant de voir le plafond bouger au-dessus de lui, c'était de lui attraper le poignet, brièvement. 

Peine perdue. 

Il partit pour un long voyage vers l'inconnu, sans savoir s'il en reviendrait, s'il reverrait ses amis, et s'il repartirait un jour en tournée avec eux, autour du monde. 

  

  

Dolores 

  

En entrant dans la salle et en croisant le chariot de réa en partance pour le bloc opératoire, elle avait compris la terreur dans ses yeux. Un mélange de terreur et d'autre chose. Le blessé par balles avait essayé de dire quelque chose au docteur Danes mais elle vit ce dernier en proie à une grande hésitation. 

Debout au milieu de ce véritable champ de bataille ensanglanté, parsemés de compresses, de gants, et de vêtements découpés, l'urgentiste fixait l'homme accidenté dans la pièce juste à côté. 

Dolores s'approcha d'un pas. 

"Qu'est-ce qu'on a, en réa 3 ? demanda-t-il en remarquant sa présence. 

– Un homme renversé par une voiture. Le conducteur a pris la fuite. Apparemment, ses deux jambes sont brisées. Il est conscient, et plutôt agité. 

– Où ? Où s'est-il fait renverser ? 

– Entre la 16 et la 17ème, je crois. 

– Il a dit quelque chose ? 

– Rien de très sensé. Pourquoi ?” 

Danes fit une moue incertaine. Dolores devinait que quelque chose liait les deux hommes admis dans leur service ce soir. Mais lequel ? 

“Il a peut-être vu quelque chose. Mon patient l'a reconnu. Il faut que je parle aux agents, ou aux secouristes. 

– Ils sont à l'accueil”, lui dit-elle. 

Il la remercia et quitta la salle en coup de vent. S'il n'avait pas été si bon en médecine, il aurait fait carrière dans la police, à n'en pas douter. 

Elle baissa les yeux et entreprit de récupérer tout ce qui traînait par terre, avant de passer un coup de serpillière d'ici l'arrivée d'un prochain blessé. Nuit de pleine lune oblige, il fallait se tenir prêt à tout. Encore plus qu'à l'habitude. 

  

  

Lieutenant Christian 

  

Il aperçut un médecin sortir de la salle de réanimation au fond du couloir, peu après le brancard, et se diriger directement vers eux. Ça tombait bien, il avait quelques questions à lui poser. 

“Docteur, l'accueillit-il. C'est vous qui vous êtes occupé du blessé par balles ? 

– Oui ! 

– Lieutenant Christian, se présenta-t-il. Voici l'officier Norton. Est-ce que c'est bien votre patient ?” 

Le docteur Danes, comme indiqué sur sa blouse blanche, acquiesça immédiatement quand il vit la photo de Huey Morgan, sur la fiche de renseignements que le Central avait faxé à l’accueil des urgences.  

“C'est bien lui.” 

Christian replia la fiche. À côté de lui, Collins venait de pousser un soupir désespéré. Ils avaient eu raison de ne pas retourner aux studios et chez Morgan pour s'assurer qu'il ne s'y trouvait pas. Ils n'auraient fait que perdre du temps. 

“Comment va-t-il ? 

– On vient de le monter au bloc. Il a perdu beaucoup de sang, plusieurs organes vitaux ont été endommagés. 

– Il va s'en sortir ? 

– Difficile à dire, dans ce genre de situation, répondit le doc. Mais nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir. A-t-il de la famille, quelqu'un à prévenir ? 

– Je les ai appelés. Ils sont en chemin, intervint Collins. 

– Très bien. Avez-vous retrouvé le tireur ? demanda ensuite le doc. 

– Non. Mais nous recherchons le conducteur de la voiture, ainsi que l'arme, assura Christian. Nous pensons que les deux événements sont liés. » 

D'un côté, Collins haussa les sourcils de surprise. De l’autre Danes leva le menton en hochant la tête. Le doc avait la tête d'un type qui commence à coller entre elles les pièces d'un puzzle compliqué. 

“ Vous avez quelque chose à nous apprendre ? devina Christian. 

– Monsieur Morgan a reconnu l'homme qui s'est fait renverser, confirma le doc. Il a réagi dès qu'il l'a vu dans la salle de réa voisine. » 

Christian acquiesça. Cela lui confirmait ce qu'il pressentait. En croisant le regard de Collins, il se rendit compte que son incrédulité n'avait d'égale que son angoisse. Le type des studios n'avait rien à voir là-dedans, il pouvait éliminer cette piste définitivement.  

« Résumons, dit-il : Morgan rencontre un homme, ou une femme, qui pour une raison encore indéterminée lui tire trois balles dans le corps, avant de prendre la fuite. De deux choses l'une : soit le tireur monte à bord de sa voiture, et renverse un piéton dans sa précipitation. Soit c'est le tireur lui-même qui se fait renverser en prenant la fuite. Étant donné la réaction de Morgan à la vue de notre inconnu, je pencherais plutôt pour la seconde hypothèse. Norton ? 

– Ça colle. » 

Puis il ajouta à l'attention de Collins et du doc : « Un collègue de la scientifique devrait arriver rapidement. On va rechercher des traces de poudre sur les mains du type, et relever ses empreintes. Si jamais on retrouve l'arme, on pourra les comparer. Et puis on pourra l'identifier, et découvrir s'il a un lien quelconque avec votre ami. 

– Morgan a-t-il des ennemis ? questionna Norton tout en prenant des notes sur un calepin. 

– Franchement, pas que je sache, répondit Collins. Il est très connu dans le milieu, et apprécié. Peut-être quelqu'un qui éprouverait de la jalousie, je ne sais pas... Je ne le connais pas depuis très longtemps, je travaille aux studios. Mais ses amis pourront peut-être vous renseigner mieux que moi. 

– Nous leur poserons la question, lui dit Christian. Vous n'avez rien remarqué de suspect, ces derniers temps ? Un rôdeur ? Morgan a-t-il reçu des menaces en votre présence ? » 

Collins secoua la tête. 

« Non, rien, je suis navré de ne pouvoir vous être plus utile. 

– Vous l'êtes, monsieur Collins. Docteur Danes, je pourrais voir les affaires du suspect, s'il vous plait ? 

– Bien sûr, suivez-moi. » 

  

 

Fast  

 

Ils se connaissaient depuis un quart de siècle. Des conneries, ils en avaient fait pas mal. Des chansons, aussi. Et puis tant d'autres choses encore. Tout ce qui faisait de deux hommes les meilleurs amis du monde. Quand son téléphone avait sonné, il n'avait même pas pensé à un accident. Encore moins à un tel drame. Ils s'étaient quittés à peine une heure plus tôt, tout allait si bien ! 

" Collins ? 

– Fast !" s'exclama ce dernier en se levant de sa chaise, dans le couloir aseptisé de l'hôpital, à deux pas du bloc opératoire. 

Il semblait aux portes du désespoir. 

"Il s'est fait tirer dessus ?" 

Collins acquiesça, mais sans rien dire. 

"Par qui ?! insista alors Fast, en se retenant de le prendre par les épaules pour le secouer. 

– On ne sait pas. Mais les flics sont déjà sur le coup. Nom de Dieu, c'est hallucinant, j'ai vu un type se faire ramasser par une bagnole, ils disent qu'il a peut-être vu quelque chose. Huey l'a reconnu." 

Fast n'était pas certain de comprendre, mais une autre question le tenaillait, plus importante que toutes les autres : 

"Il va s'en sortir ? 

– Le doc dit que c'est difficile à pronostiquer, mais ils font tout leur possible.” 

Fast s'écroula sur la première chaise à sa portée. Encore heureux, qu'ils faisaient leur possible.  

"Je comprends pas... 

– T'inquiète. Il va s'en remettre, et il nous expliquera tout." 

Il leva les yeux vers Collins. Et finalement hocha la tête. Il avait raison. Huey n'était pas homme à se laisser abattre.   

 

  

Frank  

 

Frank avait hâte de repartir en tournée. Rien de tel pour perdre les kilos qu'il avait en trop. Après leur break de cinq ans, il en avait cinquante à perdre, cette fois. Mais pour cela, il avait besoin de Huey. Pas question de remplacer le chanteur d'un groupe, encore moins de le remplacer lui. Un ami, ça ne se remplaçait pas. Pas question de repartir un jour autour du monde sans Huey Morgan. Il avait intérêt à s'en tirer, et vite fait. Punaise, il allait toutes les enchaîner. Il avait certainement commencé avant de savoir mettre un pied devant l'autre. Ses parents avaient dû aller le chercher plus souvent à l'hôpital ou au poste de police qu'à l'école. Il n'arrêtait jamais. Pire qu'une pile électrique : une vraie pile à énergie renouvelable. Il ne leur épargnait rien du tout. Et il continuerait encore et encore, jusqu'à son dernier souffle...En parlant de souffle, il commençait sérieusement à perdre le sien. 

"Frank ?" 

Il ralentit sa marche et repéra la personne qui venait de l'interpeller. Une voix qu'il ne connaissait pas, et qui paraissait réellement surprise. Quelqu'un l'avait reconnu. Et à voir la tête du réceptionniste, c'était de lui qu'il s'agissait.  

"Je m'appelle Glen. Permettez que je vous accompagne à l'étage. 

– Ne vous dérangez pas, dites-moi seulement où ça se trouve..." 

Mais ledit Glen quitta son grand bureau des admissions, et tendit son bras vers lui, afin de l'inviter à le suivre en direction des ascenseurs. Frank n'aimait pas trop qu'on fasse la sourde oreille à ses propos, comme tout un chacun, mais il aimait encore moins les labyrinthes. Alors il dut bien admettre que cet homme en blouse blanche lui rendait un gros service en insistant pour l'accompagner. 

Oh, peut-être que c'était pour raconter à ses potes qu'il avait rendu service au batteur des Fun Lovin' Criminals, mais c'était bien là la dernière de ses préoccupations.   

  

  

Swoon  

 

Elle n'avait pas l'habitude de boire. Elle ne s'était même pas amusée, à cette fête. Si elle avait bu autant, c'était pour suivre le mouvement. Participer au délire. Mais même avec un gramme et demi d'alcool par litre de sang, elle avait eu du mal. C'était vraiment pas son truc. En plus, Will l'avait bien collé. Le tombeur de ces dames ne l'avait pratiquement pas lâchée de la soirée avec ses plaisanteries à la con, ses sujets de discussion à deux balles, et son téléphone portable dernier cri au répertoire aussi plein que son cerveau sonnait creux. Il avait mangé son râteau avant de se rabattre sur une fille peu intéressée par les capacités intellectuelles de ses congénères mâles. C'était réconfortant, pour elle, de se dire qu'elle n'était pas une fille facile. Un peu moins de se dire qu'elle avait tué un homme.  

En bas de chez elle, plongée dans l'obscurité, seule dans sa voiture, ses mains crispées sur le volant, les images de l'accident défilaient devant ses yeux. Avec le son en prime. L'homme avait déboulé de nulle part en courant, et il avait roulé sur son capot avant de s'écraser au sol comme un sac de sable. Elle avait reculé, l'avait contourné, et avait filé. Et elle s'en voulait à mort. Ça lui allait bien, tiens. À mort.  

Il fallait qu'elle aille à la police. Il le fallait. Dans tous les films qu'elle allait voir au cinéma, tous ceux qui cherchaient à dissimuler leur crime le payait. Un jour ou l'autre, d'une façon ou d'une autre, elle allait le payer. Et si elle ne finissait pas derrière les barreaux, ce serait autre chose. Une vengeance, ou une punition divine. Ou alors elle ne se remettrait jamais du choc, et finirait folle à lier, tout ça parce qu'elle avait la mort d'un homme sur la conscience.  

Fallait vraiment qu'elle aille à la police, mais pas avant d'avoir éliminé tout l'alcool qui circulait encore dans ses veines. Elle ne buvait jamais, merde ! C'était pas sa faute ! Ce type avait déboulé de nulle part ! Elle poussa un long cri et se tapa le front contre son volant. Et puis elle se mit à pleurer. Sa vie était foutue. Elle aurait mieux fait d'aller au cinéma.  

 

 

Waverly  

 

Un drôle de tapotement sur sa main droite le tira de son assoupissement. Il eut l'impression de pousser un grognement, et de vouloir chasser cette chose de la main gauche mais il n'entendit qu'un claquement métallique quand son geste fut stoppé net. 

Il souleva ses paupières et redressa sa tête : 

« Qu'est-ce que vous faites, 'tain ?» 

Une femme noire d'une quarantaine d'années, cheveux tirés en arrière, le transperça du regard. Elle portait des gants en latex et faisait une expérience là sous ses yeux, avec un flacon de liquide coloré et un coton à démaquiller. 

« Positif, dit-elle. 

– Hein ? » fit Waverly. 

Mais elle parlait à un type derrière elle. Un putain de flic. C'est alors qu'il baissa les yeux sur sa gauche. Des putains de menottes.  

« Détachez-moi ! Hey ! Détach...» 

Après le tapotement sur sa main, il eut droit à une brusque compression de sa gorge qui l'empêcha d'ajouter quoi que ce soit. Et au-dessus de lui, la tête du flic, en rogne contre lui, visiblement. 

« Toi, tu la boucles ou adieu la morphine, OK ? 

–… 

– T'es en manque et tes deux genoux sont pétés, je te garantis que tu vas chialer ta mère, si tu la ramènes encore une fois. Capisce ? » 

Waverly tenta d'acquiescer et l'oxygène afflua de nouveau normalement dans ses poumons. Il fusilla le flic du regard et se mordit la langue pour ne pas le traiter de tous les noms. Il n'avait pas réalisé pour la morphine. Ni pour ses genoux. Ni l'hosto. Mieux valait la fermer.  

Qu'est-ce qu'il faisait là, bon Dieu ?! 

« Tu le connais ? » 

Il plissa les yeux face au document qui apparut devant lui. Un nom, une photographie. 

« C'est Huey Morgan, pourquoi vous me montrez ça ? 

– Tu lui as tiré dessus il y a une heure. 

– Quoi ? 

– Pourquoi, pour lui piquer son fric ? 

– J’ai flingué le chanteur des Fun Lovin' ? Vous me faites marcher ?  

– J’en ai l’air ? 

– Euh... merde... Je l'ai pas reconnu, il faisait sombre... Il a joué au con, je l'ai flingué ! Pourquoi il a fait ça ?!  

– Pourquoi TOI tu as fait ça ! 

– Je l'ai flingué, putain de merde !  

– Ouais, on le sait, ça. Ho, calme-toi », entendit-il. 

Mais il avait bien du mal à le garder, son calme. Voilà qu'il chialait sa maman, en fin de compte.  

« Dis-moi où est le flingue. » 

Mais il ne répondit rien. Il ne l'entendait même plus. Il avait tiré sur un mec qu'il aimait bien. Si quelqu'un avait joué au con dans cette histoire, c'était bien lui. 

Le flic quitta la pièce en claquant la porte.   

 

 

Officier Norton  

 

C'était un tantinet puéril, mais il tenait à retrouver l'arme du crime avant l'arrivée de son Lieutenant. Tout ce qui les différenciait, c'était l'âge et l'expérience de terrain, mais pour lui, cela représentait un sacré fossé entre eux. Avec ce genre de petites victoires, il compensait petit à petit son retard. Pourvu que le tireur se soit débarrassé de son arme pas loin de son crime. Il pouvait décemment l'espérer, après tout. Un camé, c'était con comme un balai.  

Ensuite, il irait prendre un petit-déjeuner, et rentrerait au poste rédiger un début de rapport.  

Il vit les gyrophares et aperçut la voiture de patrouille apparaître au carrefour. Plus que quelques secondes... À l'aide de sa lampe de poche, il balaya un peu plus fébrilement le caniveau et le dessous des véhicules garés le long du trottoir. De l'autre côté de la rue, un agent venu en renfort faisait de même, tandis qu'un autre assistait le travail des flics scientifiques sur la scène du crime. La voiture s'arrêta. Il se sentit comme Jack Bauer sur le point de désamorcer une bombe à trois secondes de la fin du compte à rebours. La portière claqua. Deux. Un.  

« Christian ! » l'appela-t-il.  

Avec un sourire, il sortit un sac de sa poche. Christian s'approcha de lui, limite incrédule. Sacré timing.  

«Tu l'as trouvée ?» 

Norton le lui confirma. Il leva l'arme devant son visage, la tenant par la crosse du bout des doigts, avec un mouchoir. Il la fit glisser à l'intérieur du sac et ajouta : 

«Il y a aussi une montre. 

– Mets-la à part. On finit la rue, jusqu'au lieu de l'accident, et on passe déposer ça à la scientifique. 

– Ok.» 

Norton referma le sac hermétiquement. Une petite victoire pour lui. Un grand pas pour l'enquête.  

 

 

Rose et Eddie  

 

« Rose, tu sais quoi ?» 

La jeune secouriste leva les yeux et vit Eddie dans l'encadrement des portes arrière. Ils s'étaient acquittés du nettoyage de leur ambulance dans un coin sombre et tranquille aux abords de l'hôpital. Et tandis que Rose passait un dernier coup de désinfectant, Eddie était allé jeter compresses, seringues, et autres matériels usagés dans une benne prévue pour ça. 

« Non, répondit-elle. Mais je sens que tu vas me le dire. 

– Pas qu'un peu ! C'est une célébrité, qu'on vient d'amener ici. Je savais bien qu'il ne m'était pas inconnu. » 

Elle reprit son nettoyage : 

«Tu trouves des ressemblances à tout et n'importe qui... 

– Non mais là, c'est l'original ! J'en ai eu la confirmation par Glen, aux admissions. 

– Ah oui ? Alors c'est qui ? » 

Ses yeux s'arrondirent comme des soucoupes quand Eddie se mit à chanter un tube des années 90. Scooby Snacks. Son grand frère avait presque réussi à la bassiner, à cette époque, en passant en boucle le CD à la maison. Elle en resta bouche bée.  

« Le chanteur ? 

– Ouaip. Huey Morgan. Il a changé, depuis la dernière fois que je l'ai vu à la télé mais c'est bien lui. Je sais pas toi, mais moi, ça me fiche un coup. 

– Il est toujours au bloc ?» 

Eddie hocha la tête. Après avoir lutté, littéralement lutté pour le maintenir en vie jusqu'aux urgences, ils ne pouvaient que s'inquiéter de l'avenir des FLC, et de Huey Morgan en particulier.  

« On a fait tout ce qu'on a pu. 

– Comme on le fait toujours », murmura Eddie juste avant de sursauter. 

Quelqu'un venait d'interpeller son coéquipier, mais Rose ne vit pas de qui il s'agissait. L'espace d'un instant, sans trop savoir pourquoi, elle eut peur pour sa vie. Leur vie à tous les deux.   

 

 

Fast  

 

Il écrasa sa cigarette du bout de sa chaussure. Il avait eu besoin de prendre l'air. C'était pas du tout son truc, les hôpitaux. Comme quoi on pouvait vendre des millions de disques à travers le monde, être capable de jouer trois instruments en même temps, chanter, et appartenir quand même au commun des mortels.  

Il s'approcha de l'ambulance. Le secouriste lui tendit la main en souriant.  

« Hey, Fast ! Euhm... Je m'appelle Eddie, et voici Rose.» 

En s'avançant d'un pas de plus, Fast aperçut la collègue, à l'intérieur du véhicule. Celle-ci venait de se détendre comme pas permis, en croisant son regard.  

« Je vous ai fait peur ?»  

Elle n'osa pas répondre, mais il s'excusa quand même auprès d'elle, en serrant la main qu'elle lui tendit, une fois qu'elle eut ôté ses gants.  

« Je vous ai entendu discuter, leur dit-il ensuite. Vous vous êtes occupés de Huey ? 

– Oui, lui répondit Eddie. 

– Il a perdu beaucoup de sang. » 

Cette fois, ce n'était pas une question. Il voyait bien la quantité d'eau qui avait été nécessaire au nettoyage de l'ambulance. Il avait les deux pieds dedans. À la pensée qu'il pataugeait pour ainsi dire dans le sang de son ami, son cœur se serra. Il se décala d'un pas et dit : 

"Merci pour ce que vous avez fait. 

– Oh, vous savez, on a seulement..." 

Fast coupa Eddie en lui tapotant l'épaule : 

"Je sais, ouais, sourit-il. Mais des mecs comme vous, il en faut... Façon de parler", se reprit-il en levant sa main en signe d'excuse. Encore. 

Rose le rassura : "C'est rien. L'important, c'est que Huey s'en sorte. 

– C'est vrai, approuva aussitôt Eddie. Quelles sont les nouvelles ? 

– Il vient de sortir du bloc. D'après ce que je sais, ils ont réussi à extraire les balles. Il n'y a plus qu'à attendre, et prier. 

– Je croise les doigts pour vous. 

– C'est sympa, merci." 

Pendant encore quelques minutes, Fast discuta avec les deux ambulanciers. Ce bol d'air frais lui faisait du bien. Parce qu'entre Frank qui jouait de la batterie avec tout ce qu'il trouvait, et Collins l'angoissé du bulbe, il y avait de quoi péter un câble. 

"Bon, j'y retourne. Écoutez, si les docs le sortent de là, je vous invite à une petite soirée, pour fêter ça. Vous voulez bien me laisser vos numéros ?" 

Eddie et Rose, la surprise aidant, acceptèrent sans difficulté. À vrai dire, ils avaient déjà tous hâte d'y être, à cette petite fête.    

 

 

Swoon  

 

Un frisson terrible lui tendit la colonne vertébrale comme une corde de violon, et elle se réveilla en poussant un cri de douleur. Mâchoire crispée, courbatures, nuque endolorie, yeux gonflés, migraine, frigorifiée de la tête aux pieds, la totale. Assise sur le siège conducteur de sa voiture, elle se frotta le front, sentant sous ses doigts la marque du volant. Ce faisant, elle réalisa que le soleil s'était déjà levé sur la ville, et avec lui son cauchemar. 

Elle ouvrit sa portière et mit pieds à terre. Un passant avec un journal à la main dut faire un écart pour contourner l'obstacle qu'elle venait de lui constituer. Il n'eut pas besoin d'ouvrir la bouche pour qu'elle sache ce qu'il pensait d'elle. Elle avait une mine épouvantable. Les zombies ne sortaient plus des cimetières, mais des voitures garées le long des trottoirs.  

Elle se réfugia de nouveau à l'intérieur de sa voiture et referma la portière.  

Il lui fallait une aspirine. Un tube entier. Ne pas réfléchir, et aller direct à la police. Aller au-devant des problèmes avant qu'ils ne la rattrapent. Prendre ses responsabilités. Elle n'avait pas tous les torts, bon point pour elle. Même un avocat commis d'office la sortirait de ce pétrin sans problème. Elle tourna la clé dans le contact.  

"Pourvu que le pauvre gars ne soit pas mort", se dit-elle cependant d'une voix rocailleuse.  

Parce que tuer un homme était une chose. Éliminer le seul témoin de la scène en était une autre. Qui dirait au juge qu'il était sorti de nulle part, ce crétin ?   

 

 

Glen  

 

La relève n'allait plus tarder. Son service touchait à sa fin et comme souvent dans ces cas-là, le temps prenait un malin plaisir à s'allonger inutilement. À cette heure-ci, même à la pleine lune, l'action retombait comme un soufflet. Le passage d'un jour à l'autre n'avait pas lieu à minuit, mais à cinq heures du mat'. Vers six heures, l'heure de la relève, l'action reprenait. Accidents de voiture, de travail, incidents domestiques, il y avait de quoi faire.  

5h45. Le téléphone sonna.  

"Service des urgences, St Térésa, Glen à l’appareil. 

– Bonjour monsieur... Euh, voilà : je voudrais savoir si vous avez admis un homme cette nuit, il a été renversé par une voiture.” 

Glen fronça les sourcils. La jeune femme à l'autre bout du fil lui paraissait anormalement anxieuse, et hésitante.  

"Pourrais-je avoir votre nom ? 

– C'est-à-dire que... J'ai seulement vu cet homme se faire renverser, et j'aimerais savoir comment il va, vous comprenez ?" 

Glen prit un stylo entre ses doigts et le tapota machinalement contre sa cuisse.  

"Nous en avons eu deux, cette nuit. Il me faudrait plus de précisions, madame." 

Ce qui était un mensonge, mais il tenait à vérifier certaines choses. Comme par exemple à quel point cette femme était impliquée dans l'accident, ou quels étaient ses liens avec la victime.  

"L'accident a eu lieu vers une heure du matin, entre la 16ème et la 17ème rue. 

– Oh, celui-là, il va bien. Genoux brisés, quelques contusions, mais il va s'en sortir. 

– Vous êtes sûr ? 

– Certain. 

– Oh, tant mieux, alors... 

– Vous dites avoir assisté à la scène, madame ?" tenta alors Glen. 

N'obtenant pas de réponse, il insista : "Si c'est le cas, vous pourriez peut-être aider à retrouver la personne qui conduisait ? Nous pourrions la rassurer. 

– La rassurer ? 

– Je sais bien qu'il y a eu délit de fuite, mais les circonstances sont un peu particulières. 

– Comment cela ? Je ne vous suis pas très bien." 

Glen afficha un sourire sur son visage. Il avait à faire à la conductrice. Dans le cas contraire, elle ne se montrerait pas aussi intéressée. Surtout pas après avoir éprouvé un tel soulagement, en apprenant qu'elle n'avait tué personne cette nuit.  

" Cette personne a contribué à l'arrestation d'un criminel. Figurez-vous que l'homme renversé par cette voiture fuyait lâchement ses responsabilités." 

Silence à l'autre bout du fil. 

" Heureusement, personne n'est mort, poursuivit-il, fier de son instinct de fin limier. En tout cas, si vous savez quoi que ce soit, n'hésitez pas à contacter la police. D'accord ?  

– Oui, répondit finalement la jeune femme. Je vais le faire. Merci, Glen. Merci beaucoup. 

– À vot' service !" sourit-il en raccrochant, certain qu'elle allait effectivement contacter la police. C'est ce que je ferais, moi, songea-t-il.  

En attendant, il ne pouvait rien faire de plus. De toute façon, son service touchait à sa fin. Il ne lui restait plus qu'à prendre des nouvelles de leur célébrité avant de quitter ce bazar, et rentrer chez lui. Belle nuit !   

 

 

Frank  

 

Il respirait enfin normalement. La pleine lune avait disparu quelque part derrière un nuage, remplacée par un beau soleil. Un bon vieux gros soleil chaud et rayonnant. Il lui avait manqué. Presque autant que lui avait manqué Huey.  

"Bon retour parmi nous", dit-il doucement. Son sourire s'élargit quand il croisa le regard de son ami.  

Ce dernier réalisait petit à petit où il se trouvait, et à peu près dans quel état. Et cela ne lui plaisait évidemment pas du tout. Il avait connu bon nombre de réveils autrement plus plaisants.  

"Merci", répondit-il malgré tout, d'une voix incertaine, faible et éraillée.  

Il avait eu ce tube dans la gorge pendant des heures, et il n'avait pas pu ramener sa fraise depuis autant de temps, forcément, il peinait au redémarrage.  

"Fast ? demanda-t-il d'une voix un peu plus claire. 

– Il est avec ta maman." 

Huey accusa le choc. Sa mère avait migré à Miami au début du siècle. Il n'était pas forcément mécontent de sa présence, seulement d'être resté inconscient pendant tout le temps qu'il lui avait fallu pour rappliquer.  

“ Combien de temps... 

– ça va faire quarante-huit heures. Que tu pionces. Elle est arrivée hier dans l’après-midi. 

– Merde... 

– Elle est en colère contre toi", lui apprit Frank.  

Huey haussa les sourcils, l'air de dire "pour pas changer", et ajouta tout haut :  

"Ils l'ont chopé ? Ce fils de pute, il était juste à côté... 

– Oui. T'inquiète pas pour ça. Il s'est fait ramasser par une voiture, il est menotté à son lit d'hôpital. Les flics ont retrouvé l'arme et tout le reste. 

– Ma montre ? 

– J'en sais rien. S'ils l'ont, elle doit faire partie des pièces à conviction, un truc comme ça. Tu veux que je me renseigne ?" 

Huey lui adressa un regard désespéré. Il aimait tellement faire les choses lui-même... Frank était si adorable... 

"Je vais me renseigner", le rassura celui-ci en lisant dans ses pensées.  

Il se leva pour sortir mais s'arrêta pour lui demander : 

"Pendant que j'y suis, est-ce que tu veux que j'appelle la femme de ta vie ?"   

 

 

Huey  

 

Curieuse dénomination pour quelqu'un qui le détestait royalement. Il ne sut pas quoi répondre. Cela demandait réflexion. À croire qu'il existait une chance, quelque part, sur un malentendu, qu'elle ait quelque chose à faire de ce qui lui était arrivé.  

"Huey ? Est-ce que ça va ? 

– Ouais", fit-il, réalisant à quel point il était faible.  

Incapable de bouger, de réfléchir intelligemment. À quel point il était flippé, aussi, par cette simple proposition. 

"Je sais pas... Appelle-la si tu veux, mais qu'elle se sente pas obligée de rappliquer." 

Il reprit son souffle : "Et si elle m'envoie au diable, je veux pas le savoir. Fais comme si tu l'avais pas appelée, d'accord ?" 

Frank acquiesça :  

"Ok, je comprends." 

Huey lui fit un petit signe et le remercia dans un souffle avant qu'il quitte la pièce. Il l'aimait vraiment beaucoup, ce mec. Il se rappelait souvent le jour où il lui avait téléphoné pour lui demander de faire partie du groupe. Ça faisait marrer les fans et les journalistes à tous les coups : avant d'accepter, Frank en avait parlé à sa maman. En parlant de ça, voilà que la sienne se radinait déjà. Il ferma les yeux.  

"Seigneur Tout Puissant ! Il aura fallu que tu t'assagisses enfin, à quarante ans, pour te faire tirer dessus ! s'exclama-t-elle en s'effondrant sur le siège à côté du lit.  

– Bonjour m'man. 

– Bonjour, fils. Comment te sens-tu ? 

– Immobile. 

– Oh oui. J'imagine ta souffrance. Mais ne t'en fais pas. Les médecins se sont montrés exemplaires. Tu seras bientôt sur pieds, et libre de tous tes mouvements." 

Il rouvrit les yeux. Elle était réellement en colère. Mais il ne s'agissait que d'une manifestation d'angoisse. Elle avait eu peur de perdre son fils, après avoir perdu son mari quelques années plus tôt. Quelques années trop tôt. Il s'en voulait de lui avoir fait subir cette épreuve. Encore une de trop. Si seulement il avait lâché sa montre plus facilement... 

Elle l'interrompit dans ses réflexions en posant une main sur la sienne, tout en poussant un soupir de soulagement. Sans un mot de plus. Sans doute remerciait-elle le Seigneur.    

 

 

Dylanne  

 

"Allô ? 

– Salut, c'est Frank.  

– Salut, Frank. Comment vas-tu ? demanda-t-elle en laissant tomber son activité matinale.  

– Bien, merci. 

– J'ai appris, pour Huey. Ils en ont parlé aux infos à la radio, ce matin. Ils disent qu'il s'est fait tirer dessus par un dealer ?"  

À l'autre bout du fil, Frank mit les choses au clair : le tireur n'était pas un dealer, mais un junkie. Il ne s'agissait pas d'un règlement de compte, mais d'une agression. Et Huey allait bien. L'opération s'était bien déroulée et il allait bientôt pouvoir sortir de l'hôpital.  

"Sa mère est à son chevet, conclut-il. 

– Oh, tant mieux. Enfin je crois", sourit-elle.  

– Enfin voilà. Je voulais juste que tu le saches, reprit Frank, plutôt hésitant.  

– C'est gentil, merci." 

Après quelques secondes de flottement, elle finit par demander :  

" Quel hôpital ? 

– St Térésa. Tu sais, ça lui ferait vraiment plaisir si tu... Je ne sais pas, tu as peut-être un message à lui faire passer ?" 

Elle se mordilla la lèvre. Elle aussi hésitait énormément. Quand elle avait entendu les infos ce matin, cela l'avait étonnamment troublée. Elle avait décroché son téléphone pour composer le numéro de Huey, afin de s'assurer qu'il n'avait rien, et qu'il y avait eu erreur sur la personne. Mais elle ne l'avait pas fait. Et même s'il n'y avait pas eu erreur sur la personne, l'appel de Frank la soulageait. Quant à cette histoire de dealer et d'éventuel règlement de compte, elle n'y avait pas cru une seule seconde. Huey flirtait souvent avec les limites, mais ne les dépassait que rarement. Elle songea avec un pincement au cœur que la seule fois où il l'avait fait avec elle, elle ne lui avait pas pardonné. Depuis, elle avait accepté ses excuses, mais s'était éloignée inexorablement de lui et des siens.  

"Dis-lui que..." commença-t-elle, soudain terrassée par le doute.  

Elle ne voulait pas de malentendu, de faux espoirs. Elle avait commencé à refaire sa vie, tirant un trait sur ce qui était arrivé. L’accident. Les cicatrices. 

"Non, ne lui dis rien. Je suis contente qu'il soit sorti d'affaires. Sincèrement. Merci d'avoir appelé. Passe le bonjour à Brian, tu veux ? 

– Sans problème, Dyl’.  

– Et à Huey, aussi. Dis lui..." 

Elle prit une profonde inspiration et se décida enfin à laisser un message à celui qui avait été un jour l'homme de sa vie : "Dis-lui que je pense à lui." 

Et elle raccrocha, avant que ses mots ne devancent sa pensée. Quelle conne. Elle l'aimait encore.  

 

 

Fast   

 

"C'était qui ? 

– Dylanne, lui répondit Frank, l'air dépité. Elle te passe le bonjour." 

Arrivant de la cafétéria avec deux gobelets de café, Fast lui en tendit un. Frank le remercia et ils restèrent un moment dans le couloir à observer les alentours.  

"Qu'est-ce qu'elle a dit d'autre ? 

– Elle ne viendra pas." 

Fast ne cacha pas sa déception :"Elle lui en veut toujours à mort, pas vrai ? 

– Faut la comprendre. Si Huey avait pas autant picolé, elle aurait pas cette putain de balafre sur le visage.  

– Je sais bien, mais tout le monde a droit à une seconde chance. Tu réalises que s'il s'est fait flinguer, c'est parce qu'il ne conduit plus ?" 

Frank hocha la tête, et se dirigea vers une des chaises disposées le long du couloir. Il savait tout cela. Ils le savaient tous les deux mais ils n'y pouvaient rien. Fast se demanda si Dylanne était au courant de ce détail, d'ailleurs. Depuis leur accident, Huey avait non seulement mis un sérieux frein à sa consommation d'alcool, mais il refusait catégoriquement de s'installer au volant d'une voiture. La sienne avait terminé sa course folle à la casse, et aucune autre ne prendrait sa place. Et il ne s'agissait pas seulement d'une question de principe. Huey était dans l'incapacité totale de conduire un quelconque véhicule. S'il avait accepté de voir un toubib, il aurait sans aucun doute dû faire face à un diagnostic indigne d'un mec comme lui. Style phobie comportementale. Sauf qu'en l'état actuel des choses, personne n'était officiellement au courant. Pas même madame Morgan.  

"Il t'a réclamé, tu devrais y aller avant que les docs nous demandent de le laisser se reposer. 

– Tu crois qu’il m’en voudra, si je les interromps ? " sourit alors Fast en se dirigeant vers la chambre à reculons. 

L'ironie de la réponse n'échappa pas à Frank. S'ils n'intervenaient pas à temps, Huey leur en voudrait beaucoup. Parce qu'il l'aimait, sa maman. Mais de loin, surtout.   

 

 

Épilogue  

 

"Un discours ! Un discours ! Un discours !" 

Les mains en l'air, Huey se leva de sa chaise. Ses mouvements étaient encore prudents, tant certains lui étaient encore douloureux, mais à part ça, il était définitivement en bonne santé. Waverly était sous les verrous, l'album enregistré, et les merguez bien grillées. En plus, tout le monde ou presque avait accepté l'invitation, et attendait son petit discours, là sur ce toit d'immeuble du Queens.  

Il fut bref. Infiniment reconnaissant, mais bref. Tout simplement parce qu'il avait déjà pris chacun d'eux à part, à un moment ou à un autre depuis sa sortie de l'hôpital, pour les remercier. Dans le désordre Fast et Frank, bien sûr, pour leur amitié. Collins, pour sa patience et sa loyauté. Eddie, Rose, et les médecins de l'hôpital pour leurs années d'études et leur savoir-faire. Les forces de l'ordre pour leur compétence et leur efficacité. Sa famille et ses amis pour leur soutien inconditionnel. Otis et sa dulcinée, pour s'être occupé de lui alors qu'il se vidait de son sang, en attendant les secours. Et les infirmières, aussi, pour tout un tas de raisons qu'il passa sous silence. "Il y a seulement une personne que je n'ai pas revue depuis, et qui est là aujourd'hui", termina-t-il. Il leva son verre et posa les yeux sur la jeune femme la plus discrète de l'assemblée, en bout de table.  

"Swoon." 

Elle lui sourit et lui adressa un petit signe, comme quoi ce n'était vraiment rien du tout. Sauf qu'il précisa : 

"Merci à toi d'avoir pété les genoux de cet enfoiré de fils de pute. Au moins j'aurais pas à le faire moi-même.  

– Hugh Thomas Angel Diaz Morgan ! s'éleva instantanément une voix aiguë, outrée et partiellement étouffée. Tais-toi et mange !" 

Huey posa sa main sur son cœur, adressa un clin d’œil à Swoon et se pencha légèrement en avant, dans un ultime geste de reconnaissance. Puis il obéit à sa maman parmi les rires, les tintements de verre et les plats qui circulaient entre tous les invités.    

 

La fin  

 

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© Valérie Macraigne